Naar hoofdinhoud
Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Entre Femmes…

Le Chœur d’Ali Aarrass / Julie Jaroszewski / Interview partie II

© Alice Piemme

TN : Pour nous exposer le destin personnel d’Ali Aarrass et le replacer dans un contexte historique et géographique plus vaste, pourquoi avez-vous choisi la forme du chœur et le medium du chant ?

Le chant a été l‘impulsion de départ, toute la magie de la naissance du Chœur d’Ali Aarrass. Nous étions à 70 jours de grève de la faim d’Ali, et nous nous attendions au pire. On avait commencé à camper, dehors, au Sablon et Farida s’est mise à chanter. Moi j’ignorais qu’elle chantait si bien. Depuis des années j’avais accroché à mon mur cette phrase de Becket « Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter ».

Le chant c’est ce qui crée le socle de toute culture. Ici, il s’est imposé comme outil, avec une fonction cathartique, et l’objectif de mettre en place un autre système de mobilisation qui ne mettrait pas en danger Ali. Car si il est tout à fait légitime à Ali Aarrass d’user de la grève de la faim pour tenter de faire entendre sa voix, nous voulions lui proposer de porter la sienne autrement.

Quand quinze corps sont capables de respirer ensemble et de produire un accord majeur juste, le trajet parcouru constitue forcément le groupe de manière puissante. C’est le pouvoir de la musique. Nous manifestions ensemble, nous criions des heures durant face au Ministère des Affaires Etrangères : il y avait un besoin de technique, de savoir où est notre diaphragme, notre larynx, afin de ne pas être aphone le lendemain. C’est un savoir qui se partage, pour ne pas se faire mal, continuer, et prendre du plaisir en continuant à lutter. Puis le théâtre est venu comme une continuation naturelle, car nous voulions raconter.

Avec le Choeur nous jouons à être des peuples, à plusieurs époques, nous retissons les liens de cause à effet historiques selon les logiques qui nous sont propres. Le théâtre devient un espace de remise en jeu. Il permet de reprendre le pouvoir sur une situation, de redevenir acteur alors que nous ne sommes qu’un petit noyau de personne face à l’État belge, marocain, espagnol : David contre Goliath. Mais avec le Choeur nous pouvons jouer à être puissantes et croire que cela est vrai. Le théâtre permet de retrouver le pouvoir de l’action lorsque toutes les issues semblent bouchées.

TN : Ce chœur, il est composé exclusivement de femmes. Quelles sont les sources et la portée d’un tel choix ?

La non-mixité c’est moi qui l’ai proposée sans savoir si elle allait durer, et puis nous nous sommes trouvées extrêmement bien entre femmes. J’ai beaucoup enseigné le chant, il y a un rapport tellement intime avec les corps, bouger un bassin, un diaphragme pour faire chanter, ce genre de relation est plus privilégiée avec les femmes. Ensuite dans une situation de mixité avec des hommes il me semble toujours que ma parole, mes compétences en tant que femme sont remises en question, et je ne souhaite plus me l’imposer. La non-mixité nous a permis d’être plus puissantes. Dans un second temps, il nous est apparu que cette non-présence des hommes racontait quelque chose de l’absence d’Ali, de l’absence du frère, qui s’en trouve en quelque sorte incarné.

(…) Toujours ce sont les sœurs racontent, défendent et font communauté, comme dans le cas d’Ali et Farida Aarrass, d’Adama et Assa Traoré, de Amal et Amine Bentounsi…

J’ajouterais qu’à nous, femmes, « sorcières » si souvent cadenassées à l’intérieur de patriarcats et de propriétés privées, constamment définies par d’autres, ce récit touchant à la colonisation nous incombe plus qu’à tout autre. Comme l’explique bien Silvia Federici, retraçant dans son livre « Caliban et la sorcière » le passage du féodalisme au capitalisme, la colonisation a eu lieu en même temps que l’enfermement des femmes et la perte des communaux, ces propriétés collectives qu’étaient par exemple les sources. C’est pour cette raison que je nous ai placées dans un lavoir.

Si on parle d’un temps mythique révolu, c’est bien celui où la propriété privée n’existait pas, où le travail des femmes n’était pas domestique, pas assigné à la maison, mais collectif, autour de la fontaine ou au lavoir, là où jaillissent l’eau — un bien commun —, et les récits. Vient ensuite, dans un second temps, le sang, celui de la barbarie et du meurtre premier : la division des terres.

Au plateau, il vient teinter de grandes cartes, progressivement levées, celle de l’Afrique, unie puis divisée par les puissances coloniales. Des empires se dessinent, sur une carte levée en drapeau, à mesure que l’histoire se déroule. Les lettres d’Ali Aarrass, qui nous sont parvenues depuis sa prison, ponctuent ces épisodes de l’histoire coloniale, montrant tout le continuum qui existe entre ce temps passé et le traitement qui lui est infligé. Anne-Marie Loop a accepté de lui prêter sa voix et c’est une immense émotion que de l’entendre dire et lire les mots d’Ali.

Nous finissons avec la carte du Riff, une façon de faire retour sur la question des Andalousies.  La sorcière, tout comme, sous la plume de Césaire, Caliban, l’indigène forcé de révéler aux colons les secrets de son île, sont des alliés objectifs de l’Histoire. Tout comme nous, les femmes et Ali, qui menons un combat commun pour l’émancipation.

 

Propos recueillis par Cécile Michaux
Le 18 mars 2019

 

Le Chœur d’Ali Aarrass / Interviews

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024