La Lune est en Amazonie
Entretien avec le Mapa Theatro
Dans quelles conditions avez-vous créé et répété La lune est en Amazonie ?
Mapa Teatro : Il y a eu plusieurs temps. Banalement et comme sur le reste de la planète, nous avons connu un confinement strict, qui a laissé la Colombie déstabilisée et appauvrie d’un point de vue économique, social et politique. Mais le moment le plus brutal a été le mois de mai dernier avec une grève générale, des manifestations massives et une explosion de violence sans précédent dans l’ensemble du pays. Les statistiques des agressions contre les manifestants, de la part de l’État mais aussi d’autres forces et intérêts privés, n’incitent pas à l’optimisme. Ce panorama de violence brutale affecte sans aucun doute notre façon d’être au monde, et par conséquent le sens de notre travail.
Quelles ont été les étapes du projet ?
Mapa Teatro : Notre réflexion est née d’une information glanée par hasard dans la presse locale : la découverte d’une communauté de l’Amazonie colombienne qui avait fait le choix de l’auto-isolement. Si nous nous sommes intéressés aux « isolés volontaires », ce n’est pas dans une perspective anthropologique : appréhender leur posture existentielle peut être un moyen d’accéder à la réalité de la forêt amazonienne. En réfléchissant sur les isolés, nous avons appris que 65,8% de la plus grande forêt tropicale du monde est soumise à un type d’activité d’origine humaine : construction de routes, extraction de pétrole, mines légales ou illégales, projets hydro-électriques, activité agricole, exploitation du bois et plantations illicites. Notre première expérience de l’isolement s’est faite au travers de ces communautés « hors contact » et voilà qu’en 2020, nous nous sommes retrouvés nous-mêmes soumis à un isolement imposé par la pandémie globale.
Vous travailliez sur l’isolement et vous vous êtes retrouvés isolés...
Mapa Teatro : Drôle de coïncidence, oui ! Certains indiens d’Amazonie ont fait le choix d’éviter tout contact avec d’autres êtres humains, comme un acte de résistance et de survie face à la spoliation et la réduction systématique de leur espace de vie, à leur extermination en tant qu’individus et à l’anéantissement de leur culture et de leur manière de voir le monde. Avec le confinement, ce qui avait l’air d’être un objet d’étude s’est transformé en expérience directe. Pendant cette année d’isolement, les incendies, la destruction de l’Amazonie, la déforestation se sont poursuivis. Et rien ne semble mettre un frein à cette destruction, pas même une pandémie.
Vous disiez ne pas vous inscrire dans une démarche anthropologique ?
Mapa Teatro : Non, notre domaine, c’est l’ethno-fiction. Quand nous avons reçu la médaille Goethe à Weimar en 2018, nous avons rencontré Davi Kopenawa, le shaman et porte-parole du peuple Yanomami, qui était avec la photographe Claudia Andujar pour recevoir aussi la médaille. Les conversations avec Davi, la lecture de son livre, les jours passés avec lui, la rencontre avec des membres de l’association Survival qui font un travail incroyable de protection des peuples indiens, tout cela nous a permis de recueillir des informations sur les peuples isolés. En Amazonie, où règne une grande violence et où les communautés n’hésitent pas à s’engager dans une mobilisation politique organisée, solidaire, il est paradoxal qu’existent d’autres façons de résister, telles que l’auto-isolement volontaire, le refus de tout contact. Il s’agit d’une forme de résistance particulièrement radicale.
Ethno-fiction : c’est un terme que vous revendiquez volontiers...
Mapa Teatro : C’est chez Jean Rouch que nous avons trouvé cette notion qui nous a beaucoup inspirés et que nous avons d’une certaine façon utilisée pour sortir du cadre trop étroit du théâtre documentaire dans lequel on voulait à tout prix nous ranger, alors que si l’on regarde notre travail, on verra qu’il y a souvent plus de fiction que de documentaire. C’est très clair dans le projet qui nous a occupés pendant quatorze années, intitulé Anatomie de la violence en Colombie, dont le premier et le troisième volet, Los Santos Inocentes et La Despedida, ont été présentés en France. L’ethno-fiction nous a aidés à libérer notre imaginaire. Par exemple, nous avons inventé un faux discours de Pablo Escobar sur la légalisation de la drogue. Mais aujourd’hui, nous sommes sur un autre terrain, nous nous intéressons à un autre type de violence, celle qui a cours en Amazonie : une crise écologique qui nous oblige à changer notre façon d’aborder les choses. Ce que nous fictionnalisons, ce n’est pas une façon de vivre, c’est notre propre regard sur l’existence de ces modes de vie et de résistance. Nous avons commencé à travailler, puis nous avons dû nous arrêter brutalement, et nous nous sommes éloignés de plus en plus du projet initial, alors même qu’il y avait de plus en plus de coïncidences. Mais notre propre fiction avait changé. Alors nous sommes repartis de zéro, ou presque.
À partir de faits, de documents, et de positions presque militantes, vous arrivez à créer des spectacles où c’est la poésie qui prime...
Mapa Teatro : Depuis le début de notre travail, dans les années 1980, nous sommes dans une sorte de rébellion contre des manifestations idéologiques et des pratiques artistiques qui ne nous conviennent pas. Ce n’est pas du tout un refus de l’engagement, mais notre militantisme est d’abord poétique. Défendre la poésie par-dessus tout. C’était un choix de départ presque intuitif. Défendre et imaginer une poésie politique. Pasolini a été une autre de nos sources d’inspiration ! Mais si l’expression théâtre documentaire nous semble réductrice, c’est aussi que nous faisons de moins en moins de « théâtre »: nous avons été invités à la biennale de Berlin, réalisé une installation au musée Reina Sofia de Madrid, nous travaillons beaucoup en vidéo, nous sommes de plus en plus transversaux, dans la recherche d’un langage qui n’est pas seulement transdisciplinaire mais transgenre dans sa forme même.
Et qui peut se décliner dans différents formats...
Mapa Teatro : Oui. Après la création du spectacle, nous devions réaliser pour la Biennale de Berlin 2020 une installation autour de La Luna en el Amazonas (le titre du spectacle en espagnol). Et c’est la seule chose qui n’a pas été annulée à cause de la pandémie. C’est curieux : sans le vouloir, à cause des circonstances, nous avons dû créer d’abord l’installation. Et aujourd’hui nous travaillons à partir des vestiges de l’instal- lation, en nous confrontant à la difficulté de passer du langage de l’installation au langage de la scène. L’installation avait été compliquée à mettre en œuvre : nous avions au départ beaucoup d’éléments théâtraux et le résultat à la biennale était d’une grande théâtralité mais c’est justement cette théâtralité du musée qui est compliquée à ramener dans un théâtre...
Quel lien votre projet entretient-il avec le livre de Yves-Guy Bergès publié en 1970, La Lune est en Amazonie ?
Mapa Teatro : Le titre du livre du journaliste français Yves-Guy Bergès, qui s’est rendu en Colombie en 1969, envoyé par France Soir pour couvrir l’info de l’apparition de ce peuple isolé de l’Amazonie colombienne, a été le déclic poétique qui a fourni un nom à notre enquête. La Lune est en Amazonie fait référence à l’arrivée des trois astronautes américains sur la lune au moment même où un chercheur d’or, un contrebandier et un trafiquant de fourrures foulent du pied le territoire d’une communauté humaine jusque-là inconnue, en pleine forêt amazonienne. Mais, titre mis à part, le livre de Bergès, dont le sujet a été éclipsé par la spectaculaire arrivée de l’homme sur la lune, n’est qu’une aimable chronique ethnocentriste.
« Deux cartographes colombo-suisses ont commencé à dessiner une carte il y a de cela trente-trois ans, sans savoir quelle en serait la forme, combien de temps cela leur prendrait et quel espace il leur faudrait pour la dessiner. » Voilà comment vous vous présentiez il y a quelque temps. En quoi ce spectacle vient-il compléter cette cartographie poétique et théâtrale ?
Mapa Teatro : Ce dernier geste de la cartographie poétique et théâtrale dessinée par le Mapa Teatro trente-cinq ans après sa fondation dans les sous-sols de l’ancienne Chambre du commerce suisse à Paris est une façon d’honorer notre dette à l’égard de tous ces peuples qui vivent aujourd’hui en isolement dans la région panamazonienne pour se protéger non seulement des maladies des « autres » et des effets toxiques de la mondialisation mais, surtout, du virus prédateur dont une grande partie de l’espèce humaine est porteuse.
Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot pour le Festival d’Automne à Paris.