Naar hoofdinhoud
Théâtre National Wallonie-Bruxelles

À l’oeuvre pour répondre au présent

Fabrice Murgia

Comme tous les autres secteurs d’activités, la culture connaîtra le monde avant et après le coronavirus. A la différence de bien d’autres secteurs d’activités, le manque de considération, de vision, le misérabilisme et le mépris de nos dirigeant.e.s à notre égard ne nous changera pas.

Alors que l’économie se relance à coups de milliards, aucune considération pour les artistes. Rien de proportionnel à leur « pour-cent mérité du PIB ». Pourtant, lorsque l’on remercie les héros du moment, on le fait en musique et en poésie. Connaissez-vous un seul être ayant traversé le confinement sans musique, sans images, sans aucune création, quelle qu’elle soit, pour le soutenir ?

Ces dernières semaines, nous nous sommes tus, tout simplement... Silence par respect pour les travailleur.euse.s en première ligne. Par respect pour celles et ceux qui souffraient ou voyaient leurs proches frappés par la maladie.

Le secteur culturel fut percuté de plein fouet. Ce fut visible tant dans la détresse de celles et ceux que nous avons nommé “prestataires finaux” - comme si tout à coup éclatait au grand jour la réalité invisible du gradin :  celles et ceux qui font émerger l’aventure artistique, les plus inspiré.e.s et  talentueux.ses d’entre nous, se retrouvent les derniers payé.e.s, au bout de la chaîne.

Le silence et les maladresses de nos élu.e.s nous ont fait sortir du bois, dans un geste solidaire et d’une seule voix avec tou.te.s les artistes et opérateurs culturels. Le secteur s’est débattu, tandis qu’il foisonnait de propositions en ligne depuis la cuisine ou le salon de ses travailleur.se.s, et il a surtout prouvé qu’il n’y avait qu’une seule revendication, vraie depuis longtemps : celle d'être simplement considéré.

 

Aujourd’hui, tout en n’appelant évidemment pas à la désobéissance civile vis-à-vis des experts, nous songeons fortement à prendre notre destin en main et à corriger la maladresse éloquente de nos dirigeant.e.s par notre art. Nous recommencerons, en toute sécurité, les répétitions.

Nous n’avons pas besoin de l’estime ou de l’empathie de notre gouvernement pour nous savoir essentiels. Le simple fait qu’à l’un de nos ministères de la culture soit nommé un haut-dirigeant de droite extrême justifie tant le renforcement de notre rôle qu’il prouve au passage son mépris.

Même dans ces circonstances, lorsqu’il s’agit de positiver, de reprendre les rênes de notre optimisme pour imaginer le monde d’après, nous ne le faisons pas dans un déni de la beauté, et il est évident que nous ne nous réinventerons pas sans créativité. L’art est partout, qu’on le veuille ou non. Il survivra, qu’on l’aide, ou pas.

 

Sur la saison 19-20, nous avons accompagné des artistes autrement confiné.e.s. En Palestine, au Liban, dans une ville secrète et fermée au milieu de la Russie, pris.e.s au piège du proxénétisme devant notre théâtre, marginalisé.e.s dans leur genre, en exil, en Amazonie, et j’en passe… Tou.te.s se relèvent par le geste artistique, par la nécessité de témoigner sur un plateau de théâtre. On nous parle ces dernières semaines de résilience… NOUS (vous, eux, et nous) en savons quelque chose.

 

Le monde de la création était blessé avant la crise, c'est pourquoi il n’a pas attendu une pandémie pour s’interroger sur les principes de résilience, d'adaptation, de re-définition et de ré-invention... Les formes alternatives existent et sont fabriquées chaque jour sous nos yeux depuis la nuit des temps.

 

En exil en Argentine au début des années 70, l’artiste brésilien Augusto Boal a inventé le théâtre invisible.

Manifester ouvertement était devenu trop dangereux et les acteur.trice.s se sont mis à jouer au milieu de gens qui n’avaient pas choisi d’être spectateurs : dans la rue, au restaurant, sur les marchés, dans les transports...  Ceux qui assistaient à la scène par hasard ignoraient qu’il s’agissait d’un spectacle. S’en suivait un aveu des acteur.trice.s qui ouvraient une conversation avec le public sur ce qui venait de se passer.

 

Les acteur.trice.s invisibles ont pu regagner leur salle en 1976, l’orage passé. Car le propre d’une crise est qu’elle passe : elle n’est pas un état stable mais un moment critique auquel il faut temporairement remédier. 

 

Créer contre l’effondrement des valeurs et la déshumanisation, c’est ce que nous faisions déjà avant cette crise.

 

Si notre réaction au mépris du monde politique est telle aujourd’hui, c’est donc qu’il ne s’agit peut-être pas que d’une crise en ce qui nous concerne, mais de l’affirmation de notre absence non pas dans ses priorités, mais dans sa simple considération. Et paradoxalement, si le monde - et en particulier sa jeunesse - ne s’identifie plus et ne reconnaît pas ses choix dans le monde politique, c’est en partie grâce aux arts qu’il peut parvenir encore à débattre, partager, découvrir et rester ouvert.

 

Fermer les théâtres n’est simplement pas possible s’il n’est qu’une question de priorité à la relance économique. Nous ne devons pas l’accepter, comme nous n’avons pas accepté que cette relance économique passe avant nos familles.

Nous acceptons évidement un chamboulement total de notre programmation. Celle-ci a vécu de facto une impossibilité d’exister dans les heures de confinement que nous avons connues, mais recommencer s’avère aujourd’hui plus que nécessaire, quelles que soient les conditions de cette reprise. 

 

Nous  revendiquons par ailleurs avoir un rôle à jouer dans le déconfinement progressif et la cohabitation prochaine de notre public avec le virus, tout en continuant à assurer une présence et une fonction à l’exercice démocratique de la Cité.

L'organisation d’évènements culturels relève de la participation à une mission d’éducation civique permanente. Obtenir l'assurance, par l’expérience de plusieurs mois, que l’on peut vivre sans rassemblements, sans fêtes, sans messages artistiques vivants présage un grand recul des mentalités, d’esprit critique et de participation citoyenne. C’est une foi en la démocratie, au challenge des idées et au bénéfice de la rencontre de l’autre qui serait à reconstruire, si l’image de la culture et la perception des arts subissaient davantage la déflagration du virus. Comment mieux abrutir un peuple que de lui donner à vivre, quelques mois durant, un monde dans lequel la culture et l’école n’existeraient pas ?  Et surtout, qu’en serait-il du reste ? De l’interdiction d’assister à n’importe quel geste artistique vivant posant “quelqu’un devant quelqu’un” ?

Si nous devions choisir d’assister à l’écroulement de notre héritage, voir se perdre la longue et incommensurable bataille de conquête et d’élargissement des publics, cela reviendrait à choisir de vivre dans une ère post-COVID19 d'une « idiocratie » impossible à nos yeux, si bien que beaucoup d’entre nous désobéiraient, en toute sécurité.

 

Aujourd’hui, notre priorité est d’ouvrir nos salles, sans quoi un désastre économique et sociétaire sans précédent s’abattra sur tout notre monde, et en particulier, comme à son habitude, sur les plus précaires et les plus fragiles d’entre nous. Indirectement, la société en paiera tôt ou tard le prix fort évoqué plus haut.

Il est probable que le Théâtre National Wallonie-Bruxelles réouvre ses portes au public à la rentrée académique. Nous savons aujourd’hui que si tel est le cas, ce sera dans des conditions sanitaires dont nous n’avons pas encore connaissance. Ces conditions sanitaires, inconnues à ce jour - et pour longtemps encore sommes-nous tristement amenés à croire - amèneront les artistes et le public à un changement de paradigme.

Nous entendons ressortir grandis de ce bouleversement, et saisir l’occasion d’inscrire l'impromptu que sera notre saison 20-21 dans un vaste projet d’élargissement de notre public et d'habitation de l’espace public.

Nous participerons à désamorcer,  par la catharsis, la bombe que représente la démotivation des citoyen.ne.s quant à l’application de nouvelles règles et de nouveaux interdits avec lesquels nous allons vivre durant des mois, peut-être des années. Sommes-nous capables de redéfinir nos corps sans confiner nos esprits ? L’art peut-il vivre avec le virus ? Si oui, sous quelle forme ?

Le théâtre témoigne du vivant. Il doit être un miroir du monde. S’il le faut, nous proposerons des formes où les mesures imposées aux citoyen.ne.s sont appliquées aux artistes et technicien.ne.s. Des formes pour nous aider à traverser cette période de redéfinition de nos corps et de nos comportements, pour renouer avec le sentiment d’empathie et de proximité d’un étranger, et permettre aux plus isolé.e.s d’entre nous de trouver un refuge par la participation à ce qui sera certes une activité à distances physiques respectées, mais néanmoins une expérience résolument “collective”.

La présence physique d’un individu, dans l’ici et maintenant, permettra ce moment de collision avec un corps autre, et avec une histoire différente de la nôtre : deux phénomènes dont nous serons en carence.

 

Pour autant, j’aurais tant aimé lancer notre nouvelle saison avec un nouveau festival explosif, uniquement composé de coups de coeur « made in FWB » de la saison écoulée.

 

J’aimerais vous annoncer, après le Festival d’Avignon et le Festival Grec de Barcelone qui n’auront pas lieu, Une cérémonie et Tryptich, les nouvelles créations du Raoul Collectif et de Peeping Tom. Ces créations devraient être en répétitions actuellement, mais le théâtre est fermé.

 

Je voudrais présenter The Quest simultanément dans le Studio. Une quête identitaire de Cédric Eeckhout sur son sentiment d’appartenance à l’Europe. Aujourd’hui, inutile de vous dire que tout est à réécrire : le spectacle ne pourra être celui que nous avions prévu tant l’échec de la solidarité européenne a éclaté au grand jour.

 

Je voudrais ouvrir notre cuvée de Créations studio 20-21 avec Wakatt la nouvelle création de Serge-Aimé Coulibaly. Actuellement, le casting est dispersé dans son confinement, respectivement en France, au Burkina Faso, et en république Démocratique du Congo. Nous ne savons pas quand et où il.elle.s pourront se retrouver en répétitions.

 

Notre principale fragilité en ces moments constitue notre force de demain : nous  payons aujourd’hui le fait de vous proposer un théâtre de création.

 

D’abord parce que nous sommes des constructeurs. Notre spécificité est le travail au plateau, l’innovation et le déploiement de nouvelles grammaires scéniques et nous ne pouvons pas répéter nos spectacles car le théâtre est fermé.

 

Ensuite, parce que nos histoires sont puisées du réel. Nous présentons un théâtre-vérité, de source documentaire et nous devons vous parler à la seconde même où le monde tremble. Comment traiter des sujets contemporains pendant que le monde bascule ?

 

Enfin, parce que le Théâtre National ne veut pas connaître de frontières. Nos collaborateur.trice.s oeuvrent sur des continents différents et leur rencontre en nos murs cristallise un besoin d’être humain, tout simplement humain. L’ADN de nos créations est un mélange de cultures né de nos rencontres et aujourd’hui, la crise sanitaire empêche nos déplacements.

 

Au centre de cette instabilité, la seule certitude que nous avons aujourd'hui c'est qu'il y aura une saison 20/21.

 

Nous ne savons pas dans quel ordre et à quel rythme nous pourrons vous faire découvrir les nouveaux spectacles de Joël Pommerat, Elisabeth Woronoff, Peeping Tom, Eline Schumacher et Vincent Hennebicq, David Murgia, Françoise Bloch, Christiane Jatahy, Natacha Belova, Jean-Michel D’Hoop, Serge-Aimé Coulibaly, Paola Pisciottano, Mathias Simons, Magrit Coulon, Yan Duyvendak et Roger Bernat, Josse De Pauw et Kris Defoort, Nassim Soleimanpour, Mapa Teatro, Julie Berès et toutes celles et ceux qui feront nos beaux soirs de festivals.

 

Car confiné.e.s aux quatre coins du monde, les artistes de la saison 20-21 sont à l’oeuvre pour répondre au présent. Il.elle.s acceptent le silence qui s’impose, observent le monde, l’inspirent pour le rendre demain au plateau. Les artistes de la saison 20-21 n’ont pas pris leur guitare ou leur plume pour nous animer sur les réseaux sociaux. Il.elle.s ne rédigent pas des journaux de confinement, mais réécrivent leur parole pour l’animal social de demain. Il.elle.s redessinent les espaces pour que, peut-être, un mètre cinquante sépare chaque acteur.trice, chaque danseur.se, et chacun.e d’entre vous, mais pour que définitivement, nous revivions notre seule spécificité : l’ici et maintenant, ensemble. Il.elles sont guidé.e.s par une seule obsession : trouver un moyen de se retrouver, car la seule certitude que nous avons aujourd'hui c'est qu'il y aura une saison 20/21 !

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024