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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Le bien-être de l’art

Mohamed El Khatib

La Vie secrète des vieux
Pour Mohamed El Khatib, le vieillissement, c’est bien plus qu’une histoire de fin. C’est une histoire de dignité et de luttes. Et surtout, de désirs. Dans La Vie secrète des vieux, à rebours des préconçus, les vieilles et les vieux s’aiment comme avant. Juste avant le Festival d’Avignon et le Festival d’Automne, l’occasion de rencontrer le metteur en scène en pleine création mondiale au Kunstenfestivaldesarts. Et revenir avec lui sur la création du Centre d’art à la Maison de repos Résidence Sainte-Gertrude dans les Marolles. À deux doigts d’entonner ensemble la chanson Prohibition de Brigitte Fontaine et retrouver la grâce punk.

La Vie secrète des vieux est-elle une pièce d’amour ?

Absolument. C’est aussi un cri de révolte. C’est à la fois, une déclaration d’amour et une revendication politique. L’amour n’a pas d’âge. Le désir perdure jusqu’au bout. Il faut le prendre en compte. Il est temps d’en finir avec les préconçus qui affirment que passer un certain âge, le désir disparaitrait.

Significativement, La Vie secrète des vieux est autant une preuve d’amour qu’un geste de combat citoyen.


Vous avez recueilli les témoignages de vieux et vieilles en Belgique et en France. Qu’est-ce que ça signifie être « vieux et vieille » en France et en Belgique ? Est-ce différent ?

Très vite, i·els m’ont dit : arrête avec ta pudeur ! Séniors, troisième âge ?! Nous sommes vieux et vieilles. Ce qui me fait penser d’ailleurs aux paroles de la chanson Prohibition de Brigitte Fontaine : « je suis vieille et je vous encule ».

Il existe une vraie inégalité face à la vieillesse, nous ne sommes pas vieux ou vieille de la même manière, selon notre sexe, notre classe sociale ou notre genre.

La trajectoire sociale fait qu’il y a une vraie inégalité par à rapport à la vieillesse, dans le rapport à soi et aux autres, dans le rapport à la fragilité et à l’autonomie. Selon que l’on ait les moyens financiers (ou non) pour faire face à la vieillesse, c’est plus ou moins douloureux. Il y a autant d’expériences de vieillesse que de vieux et de vieilles. C’est pourquoi il est important de poser la question du vieillissement dans sa pluralité.

Entre la Belgique et la France, il existe une vraie différence dans la manière d’aborder la question du vieillissement, me semble-t-il.  En Belgique, il y a une vraie organisation socio-politique. Les vieux et les vieilles se regroupent. I·Els revendiquent leur place de citoyen·ne.

Par exemple, il y a le Gang des Vieux En Colère qui est un mouvement citoyen indépendant non partisan et transpartisan qui se bat pour que les générations futures vieillissent dans la dignité. On peut y voir une forme de consensus : les vieux et les vieilles refusent d’être marginalisé·es. I·Els veulent rester au centre de l’échiquier politique et promouvoir des valeurs de solidarité intergénérationnelle. Leur manière d’agir et leur discours sont très beaux à observer. Il est important de s’y arrêter.

J’ai le sentiment que la réflexion sur la place des vieux et des vieilles dans la société n’est pas suffisamment prégnante en France. Où dit vite, on a tendance à « parquer » les vieux et les vieilles.

Avec le Théâtre National Wallonie-Bruxelles*, après Chambéry et juste avant Avignon, vous avez créé un centre d’art à la Maison de repos Résidence Sainte- Gertrude en plein cœur des Marolles. Pouvez-vous revenir sur sa genèse ?

Tout est lié et constitue un seul et même mouvement. Interroger la place du désir chez les vieux et les vieilles dans La Vie secrète des vieux m’a amené à m’intéresser à leur vie quotidienne. I·Els vivent pour la plupart dans des Home et des Ehpad – établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – qui ne sont plus des lieux de vie, ni de désirs.

Comment pouvons-nous avoir un rapport quotidien à l’art ?  Comment mêler l’art à la vie quotidienne des gens ? Et donc, faire en sorte que l’expérience de l’art soit permanente. Il me semble que le meilleur moyen est de mettre des artistes à demeure dans les Ehpad et les transformer en centres d’art. Ce qui permet non seulement d’accueillir les artistes mais aussi les publics qui visitent les Ehpad comme i·els visitent les musées.

Ainsi, les centres d’art en maison de repos font jaillir des rencontres improbables et intègrent le sens commun sans se confondre avec une quelconque forme d’opportunisme.


Que peut l’art en termes de soin et de bien-être pour les résident·es et le personnel soignant ?

L’idéologie de l’art savant autonome – l’art qui n’a d’autres fins que lui-même – s’est affirmée tout le long du XIXe siècle. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, c’est terminé. L’un des bienfaits que l’on en retire, c’est que nous pouvons produire des gestes artistiques qui ont une dimension inclusive sans pour autant renier la question des esthétiques.

Comment l’art peut-il améliorer la qualité de vie ? Je revendique le bien-être artistique, le bien-être culturel ! Ils nous font du bien. Partager les beautés qui en résultent, poser un geste artistique d’émancipation… tout cela se propage chez les résident·es. Et a ainsi pour conséquences de les « re-mobiliser ».

J’aime la phrase de Boltanski : « Après 60 ans, chacun pourrait même avoir son propre musée ». Toutes les personnes sont un pan de notre patrimoine. Il faut donc en prendre soin. Comme nous nous posons la question de la conservation des tableaux, nous devons nous poser la question du prendre soin de nos parents et grands-parents. Pareil, pour le personnel soignant, pour tous·tes celles et ceux qui se dévouent jour et nuit pour prendre en charge ce que l’on n’assume plus.

À sa manière, le geste artistique requalifie. C’est-à-dire, il reconnaît le lieu qui produit du savoir vivre et de la beauté.

À ce jour, quel est votre souvenir le plus fort à la Maison de repos Résidence Sainte-Gertrude ?

Lorsque nous sommes arrivé·es à la Maison Gertrude, l’une des résidentes, Bernadette nous a dit : on n’a rien contre l’art ! J’ai trouvé cette phrase extraordinaire. Dans le sens, où rien n’est attendu, ni l’art contemporain ni les artistes.

Cette phrase n’est pas hostile. Elle est même une invitation : venez-nous chercher ! On n’a rien « contre l’art » et on n’a rien « pour l’art ». Il est là précisément le défi humain et social : accomplissons d’abord des choses ensemble ! Après, nous pourrons discourir sur l’art. Cet instant-là était magnifique.

Il y a aussi toutes les créations des résident·es. Certaines relèvent presque de l’Art brut. On comprend assez facilement pourquoi elles nous touchent tant. Elles nous permettent de nous souvenir de ce qui est véritablement essentiel !


Que dirait le jeune Mohamed El Khatib au vieux Mohamed El Khatib ?

Ménage ton insouciance ! (Rires) Ne perds pas l’insouciance de tes débuts. Parce que nous avons trop tendance à oublier cette manière d’être au monde qui est à la fois enfantine et créatrice sous le poids des responsabilités. Il est nécessaire de garder en soi et pour soi intacte, une certaine forme de naïveté. (Sourire)

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en mai 2024

* Avec le soutien de la Ville de Bruxelles, du CPAS de la Ville de Bruxelles et de la Commission communautaire française, du Prix européen Art Explora - Académie des Beaux-Arts. En collaboration avec la Centrale for Contemporary Art, le Design Museum Bruxelles, le Musée Art & Marges et le BPS22 Avec le soutien de l’Ambassade de France en Belgique et de l’Institut Français, dans le cadre d’EXTRA, programme de soutien à la création contemporaine française. 

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024