C’est comme ça qu’on s’aime
François Gremaud
Après Phèdre ! avec Romain Daroles et Giselle… avec Samantha van Wissen, François Gremaud signe la mise en scène de Carmen., un spectacle époustouflant avec la chanteuse, musicienne et actrice culte Rosemary Standley. Une trilogie. Trois pièces du répertoire classique. Trois grandes figures féminines tragiques du théâtre, de la danse et de l’opéra-comique. L’artiste suisse nous raconte la genèse de Carmen., ses choix et ses questionnements, entre humour, mélancolie et rigueur. Et comment les classiques ont étonnamment infusé sa pratique, et son plein retour de flamme.
Déconstruire la représentation de la femme parfois archétypale est-elle l’une de vos intentions ?
Ce n’était pas mon intention de départ. Elle est apparue au fur et à mesure du travail. Si je connaissais bien la figure de Phèdre, je ne connaissais pas du tout celle de Giselle et peu celle de Carmen. C’est en dépliant les œuvres et leurs conditions d’émergence dans l’Histoire des art vivants que j’ai pris conscience de la question féminine et, plus encore, féministe. Je me suis confronté à leurs contextes et époques qui rentrent aujourd’hui en collision avec notre époque.
Dans Phèdre !, certains éléments m’apparaissaient déjà. Et surtout, c’est en abordant le ballet dans Giselle… que la question de la représentation du corps de la femme s’est posée à moi. Elle m’a obligé à résoudre la question : comment raconter aujourd’hui une histoire sans reproduire les schémas de son époque ? J’ai fait avec.
Carmen s’achève sur un féminicide. Il est tentant d’emprunter le chemin de la cancel culture, c’est-à-dire celui de « l’effacement ». Me concernant, j’ai cherché la voie médiane. Ce qui signifie : ne pas gommer, ni éviter les questions dérangeantes.
Ça m’a « obligé » ! J’ai été très précautionneux. J’ai essayé de répondre avec délicatesse à la question que se posent de nombreuses femmes : faut-il encore monter Carmen aujourd’hui ? Faut-il encore représenter les assassinats de femmes sur les plateaux ? J’ai essayé d’y apporter la réponse la plus adéquate, la plus sensible possible.
À l’instar de Phèdre ! pour le théâtre, Giselle… pour le ballet, Carmen se pare d’un point final : Carmen. Que signifie-t-il ?
Après le point d’exclamation ajouté à Phèdre !, les points de suspension à Giselle..., le point final à Carmen. allait de soi. (Rires) Dans son ouvrage Traité de la ponctuation française, le grammairien Jacques Drillon dit, très élégamment, que le point final a l’avantage sur le point d’exclamation de ne pas exprimer ouvertement l’étonnement ou l’admiration, mais de prêter ces sentiments à la·e lecteur·ice, « condamné·e à s’émerveiller ». Je trouve cette réflexion, jolie. Elle va bien à la Carmen que j’ai choisie de défendre.
Pour moi, le titre Carmen. signifie qu’elle est évidente. (Sourire) Elle n’a pas besoin de se parer de beaux atours. Carmen., c’est une affirmation, avant tout. J’ai enlevé tous les oripeaux au titre, comme j’ai essayé d’enlever tous les folklorismes dans le spectacle. Je vais à l’essentiel.
Vous faites le choix délibéré que Rosemary Standley interprète et raconte seule Carmen. Cela implique d’examiner de près l’œuvre. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le processus de création ? Vos choix et partis pris ?
Je suis allé à l’os de l’œuvre. Je me suis débarrassé de toutes les représentations que l’on se fait de Carmen, des images souvent archétypales que l’on a du personnage : la robe rouge à volants, les poses langoureuses, etc.
Carmen est un opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet. Henry Meilhac et Ludovic Halévy ont adapté la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée. Ils ont écrit le livret, ponctuant les chansons de dialogues parlés, qui plus tard, sous la direction de Ernest Guiraud, ont été remplacés par des récitatifs chantés. Je suis revenu au texte et aux dialogues originaux de 1875.
Rosemary et moi avons assisté à une magnifique conférence de la musicologue Clair Rowden qui a fait l’inventaire de toutes les mises en scène de Carmen depuis sa création. Selon elle, la grande majorité d’entre elles se situent du côté de Don José. Elles racontent l’histoire d’un pauvre homme séduit par une mauvaise femme, qui n’a pas d’autre choix que de finir par commettre l’irréparable. Elles racontent l’histoire d’un crime passionnel.
J’ai fait le choix d’adopter le point de vue de Carmen, et pas celui de Don José, sans pour autant adapter la fable. En revenant à l’essence même du texte et de la musique de Bizet, j’ai développé l’intime conviction qu’il n’aurait pas pu composer des musiques aussi « joyeuses » au sens philosophique du terme, aussi fortes, comme autant de puissances de vie affirmées, pour son personnage s’il avait eu le moindre jugement moral à son égard.
La Carmen de Bizet est d’abord une femme forte, qui revendique sa liberté. Et non une séductrice. Pour moi, c’est l’histoire d’une femme qui tombe amoureuse d’un homme qui s’avère être un con. Et qu’elle finit par ne plus aimer.
Je raconte « la Carmen ». Et non, « le Don José ». (Rires) J’entends rendre justice à Carmen. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de travailler avec Rosemary Standley.
Comment avez-vous travaillé avec Rosemary Standley ?
Lorsque j’ai proposé à Rosemary Standley de jouer le rôle de Carmen, elle a décliné ma proposition. Elle ne se retrouvait pas dans le personnage de Carmen telle qu’elle est souvent mise en scène. Cette Carmen d’Épinal, séductrice.
Au contraire, je lui ai dit : je veux mettre en scène une Carmen évidente. Libre. Je veux une Carmen avec un point final. C’est ce que j’aime chez Rosemary Standley. Elle est une artiste éminemment libre. Elle n’a pas d’agent. En plus de la virtuosité, elle a la liberté de passer d’un répertoire à l’autre. De la même manière que Carmen aime Don José, puis Escamillo, Rosemary Standley aime autant le Jazz que la Folk, la Pop ou la musique classique. Elle est une Carmen idéale.
J’avais envie que lorsque Carmen chante, les spectateur·ices aient les mêmes frissons que lorsqu’i·els voient Samantha van Wissen danser dans Giselle… Comme Nina Simone ou Billie Holiday, Rosemary Standley a une voix sublime, l’une des plus belles dans les musiques actuelles.
Vous avez débuté la trilogie en 2018. Avez-vous le sentiment que la représentation de la femme a évolué ces six dernières années ? Quels sont les grands chantiers à venir ?
Dans l’Histoire de l’art, la manière d’écrire a évolué. On n’a pas écrit pas de la même manière Phèdre, Giselle et Carmen. Du point de vue dramaturgique, la figure de la femme a changé. On est passé du classicisme au romantisme. Et du romantisme au réalisme.
Ce qui me bouleverse, ce sont les réactions du public lorsque nous présentons les pièces Giselle… et Carmen., qui sont défendues par des femmes. J’avais pour ces pièces la volonté de n’avoir que des femmes sur scène. Elles sont cinq dans Giselle… et six dans Carmen. .
À l’issue des représentations, de nombreuses spectatrices lancent en applaudissant : « bravo les filles ! ». Pour moi, ça raconte quelque chose de très fort. Nous sommes sur le bon chemin. Je sens qu’il y a chez bon nombre de femmes un besoin de réparation. Il est d’autant plus grand qu’il est légitime. On se doit d’être à la hauteur. Il est urgent de s’attaquer également à la figure masculine. Elle doit être repensée.
Le chantier est aussi à poursuivre à l’endroit d’autres corps qui ont été contraints ou effacés, d’autres voix qui ont été oubliées.
Il y a entre autres toute la question des personnes que nous cataloguons comme « en situation de handicap », alors que c’est quand même nous qui n’entendons pas les sourds, ne voyons pas les aveugles ou ne comprenons pas les autistes… J’y réfléchis beaucoup actuellement.
Bref, je me dois de poursuivre le chantier de l’ouverture. Il est énorme ! Cependant, je trouve les réactions des spectatrices gratifiantes et rassurantes. Une réparation a commencé. Ce constat nous fait un bien fou. Et surtout, il me donne envie de poursuivre notre travail.
Concrètement que retirez-vous de cette expérience ? Est-ce que ça a changé votre manière de travailler ?
Ce qui m’a beaucoup plu, c’est de me pencher sérieusement et avec humilité sur les œuvres d’artistes qui nous ont précédé·es. En m’y intéressant, j’ai éprouvé de fait beaucoup de tendresse. Avant de m’attaquer à Giselle… par exemple, je voyais le romantisme comme quelque chose de très « daté », de très éloigné de moi. J’ai découvert que les romantiques se battaient pour la nature que nous sommes en train de détruire. J’ai été surpris de découvrir une parentèle.
J’ai trouvé ce travail humble plutôt sain. J’ai pris conscience qu’en art comme dans la vie, apprendre à connaître l’autre est le geste élémentaire pour commencer à vivre ensemble.
Lorsque j’étudiais à l’INSAS, je m’étais juré de ne pas monter des œuvres classiques. En m’y confrontant, j’ai découvert à quel point les publics y étaient très attachés. Ce qui me touche profondément. Cet attachement est très beau à observer. Alors qu’auparavant, je le trouvais douteux, voire parfois carrément réactionnaire.
Certaines personnes sont bouleversées aux larmes face aux alexandrins de Racine. Ou se réjouissent face à la musique de Bizet. C’est un patrimoine que l’on partage. Les œuvres classiques nous relient.
À l’issue de la représentation de Carmen., toute la salle reprend souvent les paroles de la chanson. Tout le monde les connaît : « l’amour est enfant de bohême, il n’a jamais connu de loi. Si tu ne m’aimes pas je t’aime. Si je t’aime, prends garde à toi ! ».
La question n’est pas tant de savoir s’il faut monter ou non des classiques. L’important, c’est d’être guidé·e par une nécessité. Mais il est indéniable qu’une histoire d’amour existe entre certains classiques et certains publics. Cette histoire d’amour est respectable. Et sans que je m’y attende, elle m’a bouleversé.
— Entretien réalisé par Sylvia Botella en avril 2024.