Ce que j'ai vécu ne s'explique pas, il se vit
Consolate
ICIRORI veut dire « miroir ». Ça raconte tout le processus identitaire qui est là pour moi depuis toujours, depuis que j'ai été adoptée, et que je fais depuis 2018 à travers l'art. Cela parle de l'adoption transraciale et de ma situation, de mon JE. L’adoption est un traumatisme et encore plus l'adoption transraciale – quand on n'a pas la même couleur de peau que les parents adoptants. C’est pourquoi j'emmène les gens dans mon monde intérieur, c’est pour cela aussi qu'il y a deux protagonistes : Consolate, moi, et Consolata, l'enfant intérieur.
Je me suis dissociée de Consolata à l'aéroport, d’où la nécessité de retourner au Burundi. Parce que cette petite fille, depuis que j'ai dix ans, je me dis qu’il faut que j'aille la rechercher. C’est pour moi politique, faire le choix d'y retourner. On m'a arraché une identité, une culture, une langue. Prendre par la main cette petite fille et refaire ce trajet me permet de me reconnecter à elle. Et aux multiples dissociations dues à tout cela. Il faut que je m’y confronte.
Toute cette noirceur est à l’intérieur de moi, mais, dans le même temps, il y a comme une dichotomie. Je suis toujours dans la survie, mais il y a aussi ma joie de vivre, et le fait de combler, combler, combler pour ne pas entendre le silence et le vide qui m'habite. C'est pour moi que je fais ça, pour sortir de la survie, pour vivre.
Comment va-t-on s’immerger dans ce processus ?
J'ai pris le parti de raconter cela à travers la mémoire sensorielle. Par exemple, cette odeur pour moi va signifier quelque chose, mais comment, à l'intérieur du dispositif, peut-elle te permettre, à toi aussi, de faire ton propre chemin. La mémoire sensorielle est un langage autant commun qu’individuel. Et je trouve beaucoup plus intéressant de raconter ce parcours physiquement. J’ai envie d’emmener les gens dans mon histoire, et notamment dans ce trou, ce vide, dans cet isolement que j'ai pu vivre en tant qu’enfant, adolescente et adulte adoptée. Parce que ce que j'ai vécu ne s'explique pas, il se vit.
De manière totalement égoïste, ce spectacle s’inscrit dans un processus de réparation intime et le faire d'une manière aussi physique me permet d'extérioriser et de partager. Si ce sont des mots, c’est là (ndlr : se touche la tête) mais ce n'est pas là (ndlr : se touche le ventre).
C'est du spectacle, de la performance, de la danse ?
Ce n'est pas un spectacle mais plutôt de la performance, parce que j'éprouve des choses et que le public aussi va éprouver des choses. Mais je crois qu'il n'y a pas encore de mot pour définir ICIRORI. Il faut que je réfléchisse, que j’essaie de trouver.
Je travaille depuis cinq ans maintenant avec Sophie Guisset – chorégraphe-performeuse, elle m'a accompagnée au Rwanda quand je ne pouvais pas encore aller au Burundi – sur la place du corps. Comment mon corps, ce corps qui pendant toute sa vie a été blanc, comment le requestionner ou l'écouter en fait. C’est pour cela qu’il était important pour moi – je ne danse pas, je ne suis pas danseuse – de mettre au centre ce corps qui vit le racisme, le regarder. J'ai toujours dit « mais non, t'es blanche, t'es blanche, t’es blanche », mais aujourd'hui, je le met au centre et je me dis « qu'est-ce que t'as envie de raconter? C'est quoi ta mémoire à toi en fait ? »
Comment s'est passé l'écriture du projet ?
C’est une question assez intéressante parce que je me rends compte que je fais de la poésie et que j'écris, alors que je n’avais jamais vraiment écrit. C’est une écriture automatique, ce sont des mots que je dois cracher, que je dois sortir, qui sont là depuis que j'ai six, sept, huit ans.
Enfant, j’étais la seule noire de la ville et des mécanismes de survie se sont mis en place. Et puis je suis entrée dans le milieu de l'art. Là, j'étais trop noire pour jouer des rôles, pour jouer dans tel théâtre, alors qu'on me disait que j'étais comme tout le monde. Tout cela part de l'urgence, de la nécessité de sortir de cette survie et de cette idée que j'ai moi-même d'être blanche. Alors que je ne le suis pas. Je suis noire.
Le travail a commencé en 2018 sur cette base et cette écriture me permet de dire, de hurler ce que j’ai envie depuis toujours. Le plus difficile pour moi c’est de les lire, de les entendre, d'éprouver que ces mots sortent de moi, qu’ils deviennent concrets.
Est-ce la première fois que tu parles de ton histoire dans un spectacle ?
J’ai fait quatre résidences sur deux ans à La Bellone, mais sans être dans la production. Juste me regarder et être avec moi, me rencontrer en fait.
Ensuite j'ai fait une première performance-installation qui s'appelait Kwitaba au théâtre des Tanneurs où j'invitais les gens à rendre hommage à mes morts. Je me suis toujours demandé par où commencer. Et le commencement était d’enterrer mes morts, ceux qui m'ont toujours suivie et font partie intégrante de moi, les déposer à côté de moi. J’ai vécu l’adoption illégale. On m’a raconté que j'étais la seule survivante, qu’il ne restait que moi. Je me disais : « je n'ai pas le droit, je n’ai pas le droit de me plaindre de ce qui se passe. » J'ai toujours vécu pour mes morts, j'étais tout le temps dans la conviction : « Il faut aimer la vie, il faut aimer la souffrance, ce n'est rien parce qu’eux sont morts. » Mais ce n’est pas rien ! Et donc je les ai sortis de moi.
En même temps, c’était leur rendre hommage car ils n’ont pas eu de sépulture et, pour avancer, j'avais besoin d'enterrer Capitoline et Joseph (ndlr : ses parents biologiques). Ces gens m'ont accompagnée durant toute mon adoption parce que je conversais avec eux, des conversations bien réelle. C’est grâce à eux si j'ai été si stable émotionnellement et que je suis la personne que je suis devenue.
Après, j'ai fait une autre exposition, Un retour*, qui a été présentée au Théâtre National. J'avais interviewé beaucoup d'adultes adoptés pour savoir quel était leur rapport avec leur pays, leur retour...
ICIRORI est une troisième pièce du puzzle. Un aboutissement.
Je partage mon expérience à travers l'art, l'art vivant. C’est pour moi une façon d'être dans l'échange, d'inviter des personnes dans ces structures de théâtre. C'est de dire en tant que femme noire qui a grandi dans un milieu ouvrier où j’ai lu mon premier livre à 20 ans : « en fait, c'est possible !». J'ai besoin aussi de dire aux personnes à qui je m'adresse : « on parle de nous, nous sommes aussi le sujet, ça nous appartient ! »
Et puis j'ai l'espoir aussi que ça soit entendu dans les structures d'adoption, qu'il y ait une complémentarité. Si l'adoption transraciale doit continuer, il faut qu'il y ait des choses qui changent, que ce soit des personnes concernées aussi qui y travaillent, que ce soit délégué. C'est vraiment important parce qu'il n'y a pas encore aujourd'hui dans notre système d’accompagnement post-adoption. Et c’est interpellant.
C'est fou quand on y pense…
C'est aberrant, parce que c'est nier une violence.
On dit toujours « enfants adoptés » même quand on est des adultes ! C’est politique de dire « je suis une adulte adoptée. » Dire toujours « enfants » nous enferme dans quelque chose qui nous infantilise, ça ne nous permet pas de nous transformer, de nous approprier l'adoption. C'est toujours nous ramener à ce qu’on a subi. « Je t'ai sauvée. Je t'ai adoptée. Tu es une enfant adoptée. »
Il y a tous les jours des adopté·es qui se suicident parce qu'on ne nous permet pas de dire que ça ne va pas, de dire que l’adoption est un traumatisme. C'est pour ça que je travaille aussi avec des sociologues, des psychologues, parce qu'on a tendance à remettre en question nos ressentis alors que c'est un fait ! C’est important que nous nous emparions de ça, que nous devenions acteur·ices et que cette parole-là soit dite et prise en charge aussi par des personnes concernées à travers des spectacles, des documentaires, des livres…
— Entretien réalisé en octobre 2023
* Exposition également présentée au Théâtre de Liège, Maison de la culture de Tournai, KAAI dans le cadre du festival Tendresse-Fatsabbats.
Consolate tient à remercier cell·eux qui ont contribué à la réalisation de toutes les écritures à travers lesquelles elle questionne la mémoire du corps sans qui elle n'aurait rien fait. En plus de cell·eux déjà cité·es, il y a aussi : Lara Ceulemans, dramaturge; Micha Morasse, scénographe; Gaspard Dadelsen, créateur sonore; Mathis Bois, photographe; LA collective CLAM; Annabelle Giudice, accompagnement recherche / documentation; Gaspard Audouin, réalisateur du film-documentaire en cours.