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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

L'identité composite de Farida et Ali Aarrass

Le Chœur d’Ali Aarrass / Julie Jaroszewski / Interview partie I

© Alice Piemme

TN : Aujourd’hui, n’étant plus dans la première urgence médiatique, avec trois années de recul et dans ce temps de récit plutôt long qu’offre le théâtre, vous déployez une épopée sur plusieurs continents et générations.

Avant cette venue au théâtre, comme membre du Comité Free Ali Aarrass, j’ai eu ma part de frustration à devoir, dans des contextes d’urgence et de grèves de la faim, me plier aux formats très courts des communiqués de presse, à constater l’abstraction faite, après publication, d’éléments majeurs comme le fait qu’il y a eu un non-lieu en Espagne, prononcé par le juge Baltasar Garzón, celui-là même qui avait délivré un mandat d’arrêt contre Pinochet.

Le théâtre permet de refaire le tri et de se réapproprier les éléments du récit en les contextualisant. Le destin d’Ali et de Farida Aarrass est profondément lié à celui de leur ville natale Mélilla. Et pour comprendre Mélilla, il est nécessaire de remonter jusque en 1492. Mélilla est devenue espagnole à la suite de la prise de Grenade par les Rois Catholiques. Située dans le Rif, le Nord de l’actuel Maroc, la population indigène n’y obtiendra la nationalité espagnole que cinq siècles plus tard en 1986 à la suite d’une lutte pour les droits civiques, dont le père d’Ali et de Farida fût un des leaders. Mais à ce moment-là, Ali et Farida sont déjà partis en Belgique et pour pouvoir le faire, ils ont été inscrits par leurs parents au Maroc.

Sans cette info, on ne peut pas comprendre comment un homme né en Espagne, belge et qui n’a jamais vécu au Maroc y est incarcéré depuis 11 ans. Son histoire est consécutive à l’histoire de la colonisation et à son statut d’indigène.

TN : Dans l’écriture du spectacle vous posez les Andalousies comme Âge d’or révolu et point de référence. 

L’Andalousie relève d’un temps où juifs, musulmans, chrétiens et  gitans vivaient ensemble. Opposer ce mythe à notre présent, celui d’un monde à feu et à sang sous couvert de « choc des civilisations », — un autre mythe —, permet de mesurer l’ampleur du drame. Il y a des mythes qui rassemblent, d’autres qui créent des fractures profondes.

Nous commençons ainsi : « Alors donc il était fois un souverain andalou qui s’appelait Aarrass. » Le théâtre nous permet de repositionner les Aarrass dans l’espace d’une souveraineté. L’Andalousie ne s’arrête pas à la côte sud espagnole face à la méditerranée ; il existe dans le nord du Maroc une culture commune andalouse, arabo-andalouse.  Les Aarrass sont aussi andalous.

Pour le penseur « décolonial » et sociologue portoricain Ramon Grosfoguel, le concept même d’Etat-nation est né de la conquête d’Al Andalus : une politique d’état, une identité et une religion. C’est exactement dans ce cul de sac que nous sommes enfermés.

TN : A partir de quoi vous avez choisi de déplier plusieurs siècles et générations…

Au début de la représentation, on refait un point sur qui est Ali Aarrass, un belgo-marocain accusé de terrorisme et condamné au Maroc sur base d’aveux obtenus sous la torture. Mais ce pitch ne raconte pas comment son existence et celle de sa famille, en tant que minorité indigène Amazigh* est prise au piège de la colonisation et de l’histoire de puissances coloniales comme la France et l’Espagne.

En racontant cette épopée familiale, en s’appuyant sur la vie du grand-père et du père d’Ali et de Farida, on peut constater que la question de la nationalité a toujours été en jeu dans la vie de ces hommes. Rien n’est naturel ni immuable mais bien le fruit d’un système et ce système porte un nom : la colonisation. Ce n’est pas un hasard si cette histoire se raconte dans une trilogie, à travers trois générations de Aarrass. Ce n’est pas « la faute à pas de chance » . C’est dû à leur statut d’indigène au sein d’un système colonial, car ils sont relégués dans une « zone de non-être » comme le dit Frantz Fanon, ce psychiatre antillais qui a passé sa vie a étudier les conséquences psychologique de la colonisation à la fois sur le colon et le colonisé.

L’identité de Farida est composite : elle est amazigh, andalouse, née à Mélilla, élevée dans un couvent catholique, elle est musulmane et elle est belge. Moi je trouve cela merveilleux.

Mon travail c’est de représenter, de faire exister ces récits parallèles qui ne rentrent pas dans les cases des Etats-nations, d’appeler, sans vouloir agresser personne et avec beaucoup de tendresse, à s’émanciper des récits qui cadenassent nos identités. À faire un travail de décolonisation dans la manière dont nous racontons des histoires et l’Histoire. À se décoloniser soi, comme nous le faisons, depuis trois ans, au sein même du groupe. Car le chœur offre un espace de remise en jeu, un sas où beaucoup de nœuds liés à la violence de ces conflits qui nous habitent, ont pu et peuvent se défaire.

TN : Au sein du groupe justement, que s’est-il passé entre la forme courte d’il y a trois ans et la forme longue d’aujourd’hui ?

Il y a trois ans, nous n’aurions pas été capables de faire une forme longue. Depuis trois ans, grâce à la mixité entre amatrices et actrices expérimentées, un processus de formation, de transmission s’est mis en place : sur la conscience de l’espace, de la respiration, de la dramaturgie…  c’est une des beautés du projet. Aujourd’hui le défi est là et l’exigence très haute.

Célia Tranchand est une grande chanteuse. Depuis 3 ans elle enseigne à faire une tonique, une tierce et une quinte avec une générosité et une disponibilité totale parce qu’elle croit à la fois dans la musique et dans la nécessite de raconter l’histoire d’Ali. Si c’est juste, si ça vibre au bon endroit, alors le message va pouvoir passer. C’est pareil pour chaque artiste professionnelle engagée dans le projet.

TN : Le temps a-t-il apporté d’autres choses ? Une forme de catharsis ?

J’espère que la remise en jeu de cette histoire commune permettra via le théâtre de purger les passions. J’ai également conscience de l’adversité que cela peut déclencher. Mais ce que nous vivons depuis l’intérieur du Choeur nous bouleverse toutes. On agit depuis nos sacralités, que celles-ci se situent à l’endroit du théâtre, du chant, de la croyance en un Dieu unique, toutes nos sacralités se joignent pour demander justice et la fin d’un système raciste et colonial.  Nous demandons le droit de vivre en paix.

Cette revendication fonde l’existence même du Chœur.

J’espère aussi que nous pourrons continuer le travail de ré-humanisation d’un homme injustement accusé de terrorisme, banni. Avec le théâtre je crois que nous avons les moyens d’accomplir des « miracles », c’est-à-dire changer la perception. Depuis onze ans, beaucoup de chemin a été parcouru depuis les premiers « il n’y a pas de fumée sans feu, vous défendez un terroriste ». Il y en a toujours pour nous traiter d’islamo-gauchiste ou de « 5ème colonne du terrorisme organisé » ! Mais dans la presse et l’opinion publique on reconnaît de plus en plus l’islamophobie et les dérives de la lutte anti-terroriste, comme à travers tout dernièrement encore, le témoignage de Faycal Cheffou, l’injustement surnommé « Homme au Chapeau ».

TN : Et vous voilà sur un des plateaux du Théâtre National…

En Amérique Latine, grâce à mon ami Thierry Deronne qui œuvre depuis trente ans à la construction des télévisions communautaires et médias participatifs, j’ai pris conscience de la nécessité de redistribuer le champ hertzien afin de donner aux mouvements sociaux, une part de celui-ci, hors du contrôle du champ de l’État ou des médias privés. Il en va de même pour les plateaux de théâtre.

Notre fonction politique, en tant qu’artiste, est d’accompagner ces mouvements sociaux depuis l’intérieur, afin de nous mettre au service de leur récit en apportant notre savoir-faire dramaturgique ou la conscience partagée de ce que les questions de représentation brassent. Il faut construire l’autonomie des mouvements en termes d’images et de récit.

L’intérêt que nous porte depuis le début de cette aventure le Théâtre National, en nous proposant des espaces de création de petites formes, a été fondamental dans notre endurance à porter notre projet. Nous arrivons, au bout d’un long parcours avec le Chœur ou le Comité où nous avons souvent été isolé au centre de ce que je perçois comme « le temple de la représentation nationale francophone » et cette scène nous est ouverte, pour que nous puissions nous rendre justice par le théâtre et exister.

 

*Les Amazigh sont communément appelés Berbères, venant étymologiquement de Barbare qui signifiait alors « non grec ». Les Amazigh appartiennent au peuple Imazighen et parle Tamazight.

 

Propos recueillis par Cécile Michaux
Le 18 mars 2019

 

Le Chœur d’Ali Aarrass / Interviews

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024