Le monde est contenu dans la langue
La Reine Lear / Christophe Sermet / Interview, partie I
Quelle est la genèse de cette nouvelle collaboration avec Tom Lanoye ?
Christophe Sermet : J’ai monté Mamma Medea de Tom Lanoye en 2011. Texte que j’avais découvert grâce à Alain Van Crugten. J’avais travaillé l’œuvre de Hugo Claus et Alain Van Crugten est leur traducteur commun.
La pièce Mamma Medea dormait dans un tiroir. Elle avait été créée en flamand une dizaine d’années auparavant (2001, Anvers). En entendant le titre, j’avais été interpellé car je suis toujours sensible aux matériaux tragiques. Je l’avais lue en allemand. On l’a traduite et cela a donné un spectacle dont j’étais très content.
Il s’est reproduit un peu la même chose des années après. Tom Lanoye m’a parlé d’une pièce à nouveau très féminine : La Reine Lear. Elle avait été écrite pour une actrice néerlandaise de renom (Frieda Pittoors). Montée à Amsterdam (2015) puis en allemand à Francfort (2016), elle n’avait jamais été jouée en Belgique.
Les textes sont différents. Mamma Medea parle des Grecs, une espèce de mélange entre Euripide, Sénèque et Apollonios de Rhodes. Avec La Reine Lear, on parle du théâtre elisabéthain. Mais ce qu’il y a à nouveau de marquant, c’est cette figure centrale féminine importante, presqu’écrasante. Le motif de la mère est présent et il s’agit à nouveau d’un matériau tragique, avec un fond de violence.
La langue est centrale dans l’œuvre de Tom Lanoye. C’est une force vive.
Comment appréhende-t-on ce langage singulier ? Quels mots emploieriez-vous pour en dessiner les contours, pour évoquer sa singularité ?
CS : Le plus simple, c’est de passer par l’expérience du plateau. Il y a une façon de mettre en scène sa langue. Je pense que c’est lié non pas au contexte ou à une psychologie, mais à comment résonnent les mots. Quand on essaye d’être naturaliste, ça ne prend pas. C’est comme rejeté par la langue.
On a besoin de simplicité, d’avouer que c’est du théâtre. Il ne faut pas rendre les choses trop sophistiquées. Et en même temps, cela requiert une grande implication des acteurs.
C’est une langue qui – toutes proportions gardées – fait effectivement penser à Shakespeare. Que Lanoye adapte Shakespeare, le réécrive et le rende au contemporain, je trouve que cela fait sens parce que le monde est contenu dans la langue. Le monde au sens large, le monde au sens presque médiéval du terme. Ça c’est le premier élément. On ne peut pas en faire n’importe quoi. Si on essaye d’en faire une simple pièce contemporaine, réductrice, on n’est pas au bon endroit.
L’autre aspect : Tom Lanoye joue dans la pièce avec des niveaux de langage. Autant dans Mamma Medea, c’était assez simple et binaire puisque les barbares, la famille de Médée, parlaient un langage en vers, fleuri et les « civilisés » c’est-à-dire les Grecs, parlaient un langage beaucoup plus plat et contemporain. Ici, c’est plus diffus. « La Reine Lear » est la tenante d’un langage révolu, plus tragique, et les autres personnages qui gravitent autour de cette figure centrifuge sont tantôt contaminés par ce langage, tantôt ils s’en détachent. Ils sont tout à coup plus triviaux dans leur expression. Et ça c’est un équilibre à trouver effectivement dans le travail. On continue à écouter comment ça sonne dans la bouche des acteurs et si besoin on apporte des modifications. La langue théâtrale de Lanoye est vraiment un langage très vivant. C’est de la matière… les mots se matérialisent… la métaphore spatiale autour de « La Reine Lear » me vient souvent à l’esprit parce qu’on parle de matière noire. Il y a quelque chose avec la langue de Tom par rapport à cela.
Comment dans la direction d’acteurs et la mise en scène, vous parvenez à être le plus fidèle à ce langage, à lui donner tout le relief ?
CS : Nous triturons un peu les mots. Avec d’autres auteurs, comme Tchekhov, on essaye de tirer davantage les acteurs vers l’écrit. Ici, on adapte un peu plus le costume à l’acteur car il a été confectionné plus récemment. Et puis il faut trouver un équilibre entre un certain lyrisme tragique propre à l’écriture de Lanoye, et quelque chose de très concret. Lorsqu’il y a des fausses notes, elles sonnent très vite aux oreilles.
On a une distribution d’acteurs qui viennent d’horizons très différents. J’essaye donc de trouver un diapason autour de ce langage-là, en gardant la prise de parole à l’avant plan. Pas du tout dans une logique de théâtre de texte, mais comme on est face à une grosse machinerie (nous sommes sur le grand plateau donc tout est en grand format), l’idée est de partir à chaque fois de l’acteur, et plus précisément des premiers mots de l’acteur, et de veiller à ce que le reste se mette en mouvement par rapport à cela. Les mots doivent si possible mettre en mouvement le dispositif théâtral et le monde qui est autour, le monde qui est raconté.
— Propos recueillis par Sophie Dupavé, le 13 novembre 2018.
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