Quand la femme tient le rôle principal
La Reine Lear / Tom Lanoye / Interview, partie II
Dans votre œuvre, il y a cette forte présence des femmes, de la figure maternelle, comme dans Mamma Medea ou La Langue de ma mère.
TOM LANOYE : Oui, au point qu’on m’a demandé si je n’avais pas écrit cette pièce « pour ma mère » qui était comédienne amateur. C’est un peu vrai mais pas directement, pas concrètement. Et pourtant, quand j’allais – très souvent – au théâtre avec elle, elle se plaignait qu’il n’y avait pas de grands rôles pour les femmes de son âge, comme il y en a pour les hommes. Un grand rôle comme celui du Roi Lear. Ils sont très intéressants les grands rôles pour les actrices.
Donc voici La Reine Lear, un grand rôle de femme, qui plus est une femme de pouvoir...
TL : Oui mais c’est une femme qui, comme presque partout quand la femme tient le rôle principal, comme Angela Merkel, doit être surdouée dans son métier, extrêmement forte, sinon ce serait trop difficile pour elle. Ou alors il faut être dans une crise totale et là, il y a des femmes, comme Teresa May, qui sont appelées, au moment où aucun homme ne veut prendre la place. On voit un Boris Johnson qui attend que le malaise – Brexit ou pas Brexit – soit résolu, et après il prendra la place. Dans ces moments de grande crise, il y a selon moi comme une fausse bonhommie, des hommes font semblant qu’ils sont de grands fans des femmes dans le rôle principal, ils utilisent ça, mais ce n’est pas vrai, on fait croire que c’est de l’émancipation, mais en réalité, elles reçoivent les rôles pourris.
Dans l’univers que vous créez autour d’elle, comment Elizabeth Lear s’en sort-t-elle ?
TL : Elle est dure, elle a dû devenir dure, avoir un comportement presque machiste, pour tenir son rôle dans un monde d’affaire qui reste un monde d’hommes. Mais elle aime jouer ce rôle, être dans ce « monde des hommes ». En fait, elle joue toujours le capitaine d’industrie mais tout en utilisant le fait d’être une femme, en se disant victime, en faisant du chantage émotionnel, et là, aussi dans cette compétence-là elle est surdouée. Elle joue beaucoup.
Notre société, d’aujourd’hui et peut-être même future puisque votre récit s’inscrit dans un avenir catastrophique, est donc toujours un monde d’hommes qui ne veulent pas que les femmes prennent certaines places ?
TL : Bien sûr. Par exemple, en Flandre, en politique, on parle beaucoup des quotas. Mais l’auto-discrimination des femmes est formidable : « Je ne vais pas avoir ce boulot juste parce que je suis une femme ». À l’inverse, jamais on n’entend un homme dire « c’est grâce au réseau des hommes que je reçois cette fonction », il dira plutôt « c’est normal, ce sont mes qualités », comme si ça allait de soi. Quand on regarde les ministres, les secrétaires d’Etat, à la NVA par exemple qui se dit un parti d’émancipation, les plus grands rôles, les grands ministères, les présidences sont toujours pour les hommes. Dans le gouvernement flamand, oui, il y a une femme, Liesbeth Homans. Elle pourrait être Ministre Président mais non, c’est Geert Bourgeois. Elles peuvent être secrétaire d’État, ça oui, mais qui a la présidence ? C’est Bart De Wever, depuis des années. Le Vice-président ? Sander Loones, puis Lorin Parys. Mais tout cela est masqué et toutes ces femmes elles-mêmes disent que ce sont les qualités qui donnent les postes. Mais quand on regarde dans la société : La Banque Nationale a été longtemps « des hommes et une seule femme », mais maintenant, de nouveau : beaucoup d’hommes, zéro femme. Il y a des fonctionnements qui font que les femmes ne sont pas au premier plan, des non-dits, des plans qu’on ne voit pas, des discours sur « la femme qui est mère avant tout ». En réalité, Il y a des femmes qui ne sont pas des mères et des femmes aussi qui sont parfaitement capables de combiner tous les rôles.
Mais quand nous la rencontrons, le pouvoir d’Elizabeth semble affaibli. N’est-elle pas le chef d’un monde, d’une entreprise qui est déjà en train d’être dépassée ?
TL : Elle était pionnière en tant que capitaine d’industrie, si forte. Elle s’est battue pour ses rêves dans ce monde d’hommes. Cette bataille que j’ai vue aussi chez ma mère. Pour mener tous ces rôles ensemble, elle a travaillé beaucoup plus qu’un homme. Et il y a une cicatrice là-dedans, ce personnage de Cornald que j’ai écrit, qui n’est pas simplement le fils le plus aimé mais aussi le fruit d’un amour interdit. Les deux autres n’avaient pas assez de talent mais ce fils-là, c’est la cicatrice de la mère qu’elle aurait voulu être (…). Mais elle est une mère manquée, qui a trop travaillé et qui, pour le plus jeune, voudrait être plus présente.
J’écoute souvent les politiciens. Un homme politique doit se centrer sur le succès électoral, il sait qu’il est là pour le citoyen et ses enfants savent vite qu’ils n’ont pas les mêmes droits. Je me souviens d’une interview du ministre Wilfried Martens, avec sa fille, deux ans avant sa mort, c’était douloureux à voir : la fille, qui aimait son père, mais ne pouvait dire autre chose que « papa tu n’es jamais là, un coup de téléphone, un grand cadeau oui, mais dès qu’une crise internationale ou nationale arrivait tu n’étais pas là, même quand tu étais là. ». Voilà pourquoi la Reine Lear veut donner, maintenant, acheter, tout à la fin, ce qui a manqué.
Quand il est trop tard, quand tout, autour de son bureau d’affaires, court au désastre…
TL : Ce désastre, c’est ce que le capitalisme fait de toutes les relations humaines. Non seulement la Reine Lear se trompe sur l’amour de ses fils en croyant les déclarations de ses deux fils aînés, mais ils parlent avec les mots de l’industrie, de la finance, où il faut gagner, pas mériter, et ce sont des mots qui tuent. Elle parle du capital de l’amour, c’est un discours pourri. Mais qu’est-ce que ça raconte sur la condition humaine ? Quand tout ce qui a de la valeur doit avoir de la valeur économique, ça n’a plus de valeur du tout ! C’est ça le monde dans lequel on vit. Elle n’a plus de mot vrai pour aimer. La vraie valeur doit être réelle, émotionnelle et pas économique, industrielle.
Dans le monologue final, elle mélange, parle de nouveau de « sa compagnie à elle », tout en disant qu’elle va signer car elle a retrouvé Cornald et que c’est la seule chose importante. Cornald, il est comme elle, il ne veut pas perdre, il cherche toujours à avoir le dernier mot, c’est autodestructeur, et ça ne marche pas. À première vue il veut aider, faire quelque chose de bien mais je me demande ce qu’il y a au second plan. Est-ce qu’il se sent coupable de faire quelque chose de bon, contre le capitalisme de sa mère, de faire de ses grands talents quelque chose de minuscule, ce qui va fâcher sa mère ? Est-ce qu’il veut simplement la taquiner ou se rebeller ? Partir ce serait sa façon de lui dire « Je t’aime mais je veux être authentique, faire de moi-même quelque chose de personnel » ou bien « Je ne veux rien avoir de toi parce que je t’aime et ce n’est pas des actions et de l’argent que je veux ».
— Propos recueillis par Cécile Michaux, le 13 novembre 2018.
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