Les femmes sont des survivantes
Carme Portaceli et Michael De Cock
Dans le cadre de Troika qui réunit le Théâtre National Wallonie-Bruxelles, le KVS et La Monnaie, aussi créative qu’offensive la metteuse en scène espagnole Carme Portaceli crée l’opéra Bovary sur le livret de Michael De Cock, d’après Madame Bovary. Mœurs de province de Gustave Flaubert, et la composition musicale de Harold Noben. Une œuvre magistrale aux résonnances très actuelles qui met en lumière la liberté d’Emma Bovary. Être une femme est toujours un combat !
Est-ce que tout le monde peut être féministe ?
Carme Portaceli (C.P.) : En réalité, je pense que presque personne n’est féministe. Les politiques identitaires ne libèrent malheureusement pas les femmes de l’oppression, ni de la domination. On aurait pu croire que le mouvement #MeToo s’apparenterait à une victoire, que des effets bénéfiques en découleraient. Mais en réalité, les femmes vivent aujourd’hui le retour de flamme de #MeToo. Il est pire que prévu. Les femmes sont véritablement punies pour avoir libéré leurs paroles.
Certes, le combat n’a jamais été facile. Mais aujourd’hui, alors que nous faisons front commun, nous n’avons jamais été confrontées à autant de murs invisibles qui ressemblent à quelque chose d’autre.
Michael De Cock (M.D.C.) : À priori, tout le monde devrait être féministe. Et c’est d’autant plus important, aujourd’hui, face aux mouvements antiféministes. Depuis longtemps, j’admire le combat que mène Carme Portaceli dans l’exercice de sa fonction de directrice d’institution en Espagne et dans ses pratiques artistiques.
C.P. : Le mot « combat » est très juste.
M.D.C. : À regarder de près le travail de Carme Portaceli, c’est à la fois, un combat et une fête dans le contexte espagnol qui peut rappeler en partie le contexte belge. En tant que père de filles et artiste qui collabore avec d’autres artistes, « être féministe » est un impératif.
C.P. : Bon nombre d’hommes – pas tous ! - sont devenus au fur et à mesure féministes. Tous·tes ensemble, on va plus loin. C’est certain ! Toutefois, il est juste de souligner la passivité du corps social face aux violences faites aux femmes. Que faisons-nous concrètement face à la dégradation des droits fondamentaux des femmes afghanes et aux discriminations et graves violences qu’elles subissent ? Je suis certaine que si des joueurs de football subissaient le même sort quelque part dans le monde, cela déclencherait un tollé général. Ce serait un scandale mondial.
Carme Portaceli, votre travail de mise en scène est très significatif. Il vous a souvent porté vers les grandes figures féminines de la littérature. Est-ce une manière pour vous d’en finir avec le cliché du féminin ?
C.P. : Absolument. Lorsque je me suis attelée à l’adaptation théâtrale du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë en 2017, je me suis moins attachée à l’amour qu’à l’émancipation de l’héroïne. La raison est simple. Jane Eyre renonce à l’amour, parce que l’amour véritable se vit dans la liberté et le respect de sa propre dignité. C’est bien ce qui marque son parcours de vie dans le roman. En 2019, j’ai créé la pièce Mrs Dalloway de Virginia Woolf, avec Michael De Cock à la dramaturgie au Teatro Español à Madrid. Depuis, il a écrit la magnifique version Bovary d’après Madame Bovary. Mœurs de province de Gustave Flaubert.
Les revendications féministes et les luttes pour les droits des femmes sont très importantes en Espagne. Je ne sais pas s’il y a plus de machisme dans la culture espagnole que dans une autre culture. Ou si on ne le voit plus ? Les formes de machisme peuvent être très subtiles.
M.D.C. : Le contexte politique influence très fortement l’atmosphère dans laquelle on vit. Aujourd’hui, celle-ci est très machiste, affreuse. Les hommes politiques sont des brutes. Il n’y a qu’à écouter les discours de certains hommes politiques de droite et d’extrême droite en Belgique !
J’aimerais à nouveau revenir sur le travail phénoménal accompli par Carme Portaceli en Espagne. Elle appartient à une génération pour laquelle il était impensable qu’une femme soit metteuse en scène. À cette époque-là, la mise en scène était la chasse gardée des hommes âgés. Son parcours professionnel force le respect. Entre autres, elle a été la directrice artistique du Teatro Español à Madrid. Elle a mis en scène plus de soixante-dix pièces en Espagne et sur la scène internationale.
C.P. : Oui, c’est vrai ! (Sourire)
Comment le fait de s’engager dans la revisitation de l’œuvre classique Madame Bovary. Mœurs de province de Gustave Flaubert paru en 1857 et donc, dans des réflexions critiques vous a-t-il libéré chacun et chacune ?
M.D.C. : Il y a tant à dire sur le roman. Emma Bovary, c’est l’objet fantasmé. Elle correspond au fantasme de l’auteur et des lecteur·ices. C’est la femme qui veut baiser avec tous les hommes, et qui est punie pour ça. De ce point de vue-là, Madame Bovary est un livre extrêmement machiste.
Néanmoins, elle est l’une des figures féminines emblématiques de la littérature qui essaie de se libérer de sa cage, de sa condition de femme, et de son époux. Elle est très désirante. Elle veut vivre. Aujourd’hui, lorsqu’on relit l’œuvre, lorsqu’on pense aux violences que sa publication a suscitées, on ne peut pas s’empêcher d’établir des liens avec les violences subies par Sarah Kane, Amy Winehouse ou Sinéad O'Connor. Ou encore Madonna, lorsqu’elle chantait dans des clips très sexualisés pour en finir avec la religion et la famille. Et donc, la morale hypocrite.
C.P. : L’adaptation théâtrale de Madame Bovary est le fruit de beaucoup de conversations entre nous.
M.D.C. : Et avec la créatrice décors et costumes Marie Szersnovicz, ce qui est intéressant avec Madame Bovary, c’est que c’est le début du réalisme. Flaubert plante les caméras en dehors de l’action. Il prétend même disparaitre complètement derrière l’histoire. Ce qui est bien sûr une illusion. Comme si l’auteur n’était pas là. Lorsqu’on intériorise le récit - ce qui va de soi lorsque l’on fait une adaptation théâtrale-, on se sent très libre. On adopte le point de vue d’Emma Bovary, comme si elle tenait la caméra.
C.P. : Dans Bovary, j’aborde tout de ce que l’on projette sur les femmes en général. Par exemple, si une femme subit un viol, c’est qu’elle l’a forcément cherché. D’emblée, elle est présumée coupable. On dit : elle portait une jupe trop courte, un décolleté, etc. Certaines personnes projettent tous leurs désirs, préjugés et complexes sur les femmes. C’est ignoble !
Je détruis ici les clichés de la femme immorale. Ce pourquoi Flaubert a été précisément attaqué par des dizaines de détracteur·ices. Alors qu’il défendait tout simplement le fait qu’Emma Bovary avait droit au bonheur dans une société hostile aux femmes. Et aux hommes, aussi.
M.D.C : Paradoxalement, Emma Bovary est une figure emblématique de la littérature justement parce que son destin est tragique. Alors qu’elle a parfaitement le droit d’être polyamoureuse.
Il est intéressant de savoir que Flaubert a écrit Madame Bovary un peu avant la révolution industrielle. Du point de vue socio-économique, Emma Bovary ne parvient pas combler le vide qu’elle ressent en elle. Lorsqu’elle n’a pas d’amants, elle achète compulsivement. C’est pourquoi, Madame Bovary est un roman très actuel, presque visionnaire.
C.P. : Absolument ! Tout comme les femmes violées, Emma Bovary est « la victime idéale ». En Espagne, bon nombre de juges culpabilisent les femmes qui ont subi un viol. Ils insistent sur le fait qu’elles semblent aller bien. Que veulent-ils ? Que toutes les femmes violées se suicident ? Les victimes essaient de surmonter ce qu’elles ont enduré comme elles le peuvent.
C’est la raison pour laquelle, on parle d’ailleurs de « misogynie mondiale ».
M.D.C. : L’année prochaine, nous créons la pièce Maria Magdalena. Nous traitons de la misogynie par le prisme de la religion.
C.P. : Dans la plupart des religions, soit les femmes sont inexistantes, soit elles sont des putes !
M.D.C : C’est clair. Les religions entretiennent le système patriarcal.
Est-ce que travailler ensemble est une manière d’inclure dans la vision féministe la masculinité féministe ?
C.P. : Nous travaillons ensemble tout simplement ! Et c’est pour moi très enrichissant.
M.D.C. : Ce matin, j’ai lu dans un article que la chanteuse américaine Brandi Carlile a conçu un album avec Elton John. C’est très intéressant parce qu’elle fait des concerts ouverts principalement aux femmes, aux « sœurs ». Je le redis : tous les hommes doivent être féministes. Mais soulignons-le, ils ont plein d’angles morts. Les hommes ne vivent pas ce que les femmes vivent ou ressentent : être constamment jugées, violentées.
Je suis un écrivain, j’ai tant à découvrir, à apprendre en la matière. J’ai adapté Illiade d’Homère du point de vue d’Hélène avec l’illustratrice Gerda Dendooven. Hélène explique à sa fille les raisons qui l’ont conduite à quitter son père. C’est le premier divorce cruel et belliqueux dans la littérature. Si j’adopte ce point de vue-là, c’est parce qu’il y a seulement quelques lignes sur Hélène dans Illiade. Ce qui n’est pas le cas du roman Madame Bovary. Même s’il débute et finit par Charles. Il est très intéressant de le relire pour prendre conscience de l’évolution des mœurs. Et noter l’absence des héroïnes dans un pan entier de l’Histoire de l’art.
En ce sens, j’ai une anecdote : nous étions avec Carme au Teatro Español à Madrid. Je contemplais un mur sur lequel était énuméré les plus grands écrivains espagnols de tous les temps. Il y en avait plus de 150. Je dis à Carme : « Qu’est-ce que c’est beau ! » Elle me répond : « Oui ! Je vais tout effacer ! »
C.P. : Aucune femme n’était citée ! J’ai demandé à une street artiste de recouvrir tous les noms.
M.D.C. : Pareil, au Teatro Solis à Montévidéo. Seuls les compositeurs européens sont cités. Qu’est-ce que cela raconte aux Uruguayen·nes ? C’est pourquoi, il est important pour moi de travailler sur les figures d’Emma Bovary et Maria Magdalena. J’apprends beaucoup d’elles. C’est fantastique.
C.P. : « Travailler ensemble » n’est pas un effort. Le chemin se fait en marchant ensemble.
M.D.C. : Il est intéressant d’échanger entre Bruxelles et Madrid. Au KVS, nous sommes très attaché·es à la question de la diversité, à l’égalité entre les femmes et les hommes. Et cela, de façon concrète. Est-ce que les femmes et les hommes ont le même salaire ? Qui a le pouvoir d’action ? Tout le reste, c’est du blabla ! Je le revendique, non pas parce que je suis féministe, mais parce qu’on ne peut plus travailler comme avant ! C’est aussi la meilleure manière de créer et programmer des spectacles aujourd’hui. Peut-on encore imaginer - même une seule minute - programmer uniquement des œuvres d’artistes masculins dans une saison ? Quelle pauvreté !
C.P. : Il est important que les femmes se réapproprient leurs histoires ! Se réapproprier son histoire, c’est aussi s’approprier le pouvoir. Certes, rien n’est acquis pour les femmes mais aujourd’hui, personne ne peut balayer 300 ans de luttes féministes – terribles ! - d’un revers de main ! C’est impossible !
Concrètement, comment est-ce que cela se matérialise-t-il du point de vue de la mise en scène, des dramaturgies (corps-mots-lumière-musique) et du jeu des acteur·ices ?
M.D.C. : Je suis un dramaturge et un comédien. J’ai donc essentiellement une vision du jeu. Et c’est d’autant plus vrai lorsque j’écoute les réflexions de Carme Portaceli. Son approche de la mise en scène me fascine. Elle induit souvent un décalage. La rencontre de nos imaginaires s’avère très enrichissante. Son travail de mise en scène donne une dimension supérieure à mon texte. Elle investit pleinement les grands plateaux. Carme Portaceli est une grande signature !
C.P. : Le texte, c’est l’âme. J’aime beaucoup l’écriture de Michael De Cock. Elle est pleine de poésie. Elle me fait voler. Pour mettre en scène, il faut mettre en dramaturgie. Or, l’écriture de Michael De Cock contient déjà la dramaturgie. Je n’ai qu’à suivre son trajet. Parfois, il m’arrive de voir ce qu’il ne voit pas d’emblée quand il écrit. Ce qui l’amène à préciser sa pensée. Nous en rions beaucoup. (Rires)
M.D.C. : Nous avons eu bon nombre de discussions sur les clichés à éviter : « la femme victime », « la femme coléreuse ». Pour nous, il est important qu’Emma Bovary garde sa fierté, sa dignité. Elle n’est pas une pleureuse.
C.P. : C’est vraiment le cliché ! Les femmes pleurent très vite dans les pièces. Elles sont toujours des victimes. NOUS ne sommes pas des victimes. Jamais ! Il n’y a qu’à voir, par exemple, les pièces Je crois que dehors c’est le printemps et Les jours de mon abandon de Gaia Saitta, les femmes n’y sont pas des victimes. Je pense notamment au personnage d’Irina dans Je crois que dehors c’est le printemps. En dépit du drame, elle revendique le droit au bonheur. Elle accepte d’être à nouveau ébranlée par l’amour, et vivre tout court. Incontestablement, c’est la métaphore des luttes des femmes. Les femmes ont appris à survivre. Elles sont des survivantes.
M.D.C. : Déconstruire les clichés est une contrainte d’écriture poétique. Que voulons-nous représenter ? Je suis en train d’écrire le texte Maria Magdalena. Carme Portaceli me dit : « Non ! Tu ne peux pas écrire ça ! » C’est une vision du monde, de la féminité.
C.P. : C’est rare que je te dise ça ! (Sourire)
M.D.C. : Nous sommes toujours en alerte. Nous échangeons tout le temps. Il m’arrive de lui envoyer des textos pour la questionner, avoir son avis. Nous sommes dans un work in progress permanent. (Rires)
C.P. : Cela me permet d’être très claire au plateau. Ainsi, je suis capable d’expliquer tous les enjeux aux artistes.
M.D.C. : Elle est d’une efficacité redoutable au plateau.
Bovary peut-elle constituer une alternative au système du patriarcat, du sexisme et de la domination masculiniste ?
C.P. : Oui, parce que notre lecture du roman est très claire.
M.D.C. : Avant tout, je suis un artiste. Je ne suis pas un activiste à proprement dit. L’art me permet de mieux comprendre les êtres humains, la vie. Parfois, j’y parviens. Parfois, non. C’est en cherchant que je fais des rencontres splendides qui enrichissent mon existence. La rencontre déterminante, c’est celle que je fais avec les publics qui, au sortir de la salle, ne sont pas tout à fait pareils.
Actuellement, je suis très pessimiste. Bien évidemment, tout oscille comme un pendule, de droite à gauche. À tout moment, il est possible de revenir à l’équilibre. Cela étant dit, nous sommes certain·es d’une chose : rien n’est jamais acquis. Nous devons rester vigilant·es. Surtout, pour nos enfants. Nous devons prendre soin. Nous devons être vu·es pour ce que nous sommes.
C.P. : Personne ne doit raconter notre histoire à notre place ! Il est important de se représenter dans les histoires qui comptent. Et c’est encore plus vrai dans notre prochaine création Maria Magdalena.
Du point de vue du travail des mots et du travail des corps, quels sont pour vous les grands chantiers à venir en matière de sexisme dans les arts de la scène ?
C.P. : Il faut être conscient·es de la responsabilité qui nous incombe en tant qu’artistes. Rien n’est factice. Les personnes nous regardent. Les artistes sont des mediums. Nous transmettons des valeurs. Et nous sommes également les chroniqueur·ses de notre temps.
M.D.C. : Absolument. Nous ne connaissons pas la vérité. Nous posons les questions qui sont face à nous. Nous cherchons des réponses en sachant que nous ne les trouverons peut-être pas. Il n’y a pas de data pour les émotions. Du point de vue du narratif, il est important d’avoir une parité entre les femmes et les hommes.
N’y a-t-il pas une forme de schizophrénie dans vos pratiques ? Alors que l’artiste cherche sans trouver forcément des réponses, la directrice d’institution est sommée d’apporter des réponses très concrètes.
C.P. : Pour moi, il y a toujours une réponse ! Elle se loge dans notre attitude, dans notre manière d’aimer, d’entretenir des relations d’amitié, de converser, d’envisager la vie, tout simplement.
Leur prochaine création Maria Magdalena se jouera au KVS le 11 & 12.03.2026 en coprésentation avec le Théâtre National Wallonie-Bruxelles.
- Entretien réalisé par Sylvia Botella en avril 2025