Entretien avec Simon Thomas
L’humour est-il pour vous un prétexte, un moyen, pour aborder des sujets concrets ?
L’humour est toujours à la base de mes spectacles, mais je ne fais jamais rien de gratuit. J’ai énormément de respect pour le mot « humour » ; pour moi, il ne s’agit pas d’une simple pirouette ou d’une frivolité permettant d’entrer dans un sujet. Je n’utiliserais donc pas le mot prétexte ; je pense d’ailleurs plutôt que l’humour est primordial, cela montre qu’on s’empare pleinement de ces choses-là. Je ne pourrais pas faire le même spectacle dans une version triste. Je pense être quelqu’un d’assez mélancolique, mais j’aurais l’impression de faire une non-transposition de mes émotions et de juste stagner dans ma grande tristesse par rapport à ces grandes questions. C’est pour ça que l’humour est fondamental pour moi, pour ne pas sombrer.
L’humour ne serait-il pas alors, dans Arsen & Fanfan, le moyen d’éviter d’aborder des sujets lourds de manière trop frontale ?
Je n’utilise pas l’humour comme un moyen ou une précaution. Il s’agit avant tout d’un traitement artistique : l’humour est aussi une esthétique. Je suis aussi toujours attentif à la question : « Qu’est-ce qui fait spectacle ? ». J’aime bien me rappeler que nous « préparons un spectacle », car cela place d’emblée la démarche en lien direct avec le public et donne du sens. Pour moi, l’humour fait spectacle, ce n’est pas simplement une précaution. Ce serait très amusant, si je me mettais à faire un spectacle sans aucune blague. Je pense que, paradoxalement, cela me ferait fort rire. L’humour est aussi lié à ma personnalité, à mon esthétique personnelle.
L’humour est aussi une esthétique.
En revanche, je ne pense pas que cela soit mon objectif principal. J’ai horreur de spectacle où toute la salle rigole ensemble, aux mêmes moments. C’est toujours suspect ! Une bonne représentation est une représentation où le public rigole, mais jamais en même temps. Cela crée un effet de surprise assez intéressant, où l’on se dit : « Ah tiens, j’ai rigolé là et là, mais pas là, alors que d’autres personnes, si, pourquoi ? » Dans ces représentations, je sens que le public est sensible à la proposition en elle-même, et qu’il n’y a pas d’effet de groupe, de conformisme où l’on se dit : « C’est la fête, nous sommes au théâtre, marrons-nous ! » Lorsque je dirige les acteur·ices, je n’arrête pas d’insister sur le drame dont i·els parlent, je leur répète toujours qu’i·els ne doivent pas prendre en charge l’humour, qui, lui, est déjà omniprésent dans le décalage des situations et dans la mise en scène. L’humour est avant tout une question de rythme. Nous avons au théâtre de très chouette leviers, pour notamment jouer avec les attentes des spectateur·ices, et créer un décalage. Mais je le répète, mon objectif n’est pas de faire uniquement rire, je veux faire rire tout en les connectant à leur propre réflexion sur les sujets abordés par le spectacle.
Dans toutes mes références, il y a toujours ce côté double. Je me demande toujours, quand Bill Watterson écrit et dessine Calvin & Hobbes, si son but est de faire rire ou de parler de choses profondes ? Probablement, les deux…
Il y a donc un rapport très formel dans Arsen & Fanfan ?
Je malaxe beaucoup l’outil « théâtre », avec des questions de cadre, de rythme, d’espace, qui se retrouvent d’une manière ou l’autre dans le spectacle. Je vais peut-être me prendre les pieds dans le tapis en disant cela, mais je me prends parfois la tête avec les équipes de communication, qui mettent toujours en avant l’histoire, comme s’il s’agissait de spectacles axés autour d’une histoire, alors qu’il ne s’agit pas réellement de suites logiques d’événements, de suites linéaires. La forme est pour moi aussi importante que le fond, et devient le fond très souvent.
Vous abordez également des questions extrêmement complexes, sur le temps, sur la mémoire, sur le futur de l’intelligence artificielle. Comment les aborder sur scène ?
Ce qui m’intéresse, c’est avant tout les perspectives du réel auquel nous n’avons pas accès. Avec les intelligences artificielles par exemple, c’est la singularité. À savoir le moment où les I.A. atteindront une intelligence dont nous ne pourrons plus comprendre les enjeux, comme la fourmi ne peut comprendre l’intelligence humaine. Ce sont toujours ces perspectives surréalistes qui me stimulent, me paralysent et me fascinent.
C’est pour cela que j’aime tant la magie. Quand on lit des livres sur la magie, c’est particulièrement intéressant, parce que le magicien ou la magicienne n’est en fait jamais dans un duel avec les spectateur·ices mais essaye de réunir toutes les conditions d’un : « Et si on disait que… » ; un commun cathartique. L’objectif n’est jamais d’avoir l’ascendant, mais plutôt de dire : « Prêtez-nous au jeu, essayons d’imaginer ça ou ça, mais imaginons-le pour de vrai ! », à tel point que des spectateur·ices pensent parfois que la carte a réellement disparu.
Ici, c’est plus ou moins pareil, il faut montrer quelque chose d’impossible. Comment ? En le suggérant, en trichant, en donnant l’un ou l’autre signe. Cela passe donc aussi par une forme. C’est souvent le cas dans l’écriture ; je veux parfois parler d’un sujet, mais je ne trouve pas forcément le traitement à la hauteur, alors je ne peux rien en faire.
- Entretien réalisé par Simon Vandenbulke pour le Théâtre de Liège