Échappées tendres
Arthur Oudar
Depuis sa fondation en 2012, l’émancipation chez la Cie Renards / Effet Mer est un terrain de création jeune public à part entière. Qu’en est-il de leur pièce Foxes créée en 2021 dans les vagues du confinement ? Entre esprit collectif et joie pop addictive, entre fantaisies et résistance alternative, petit tour d’horizon avec le metteur en scène Arthur Oudar. Ici, les solidarités s’inventent sous nos yeux. Et les vies s’écoulent infiniment tendres.
Sur quelles bases avez-vous commencé à travailler sur Foxes ?
J’ai découvert un reportage sur le parc d’attraction KidZania qui a pour objectif d’enseigner aux enfants les rouages de nos sociétés capitalistes. Chaque enfant dispose en effet de quatre heures pour jouer le rôle d’un·e citoyen·ne de KidZania. Leur mission est de gagner le plus de KidZos (argent) possible en jouant à travailler. Une fois les KidZos en poche, i·els peuvent les dépenser dans les boutiques de KidZania. Que penser d’un tel concept, d’une telle idéologie ? C’est effrayant. Les images sont terriblement tristes… Les enfants sont en train de courir après les KidZos en riant dans le parc. Et comment ne pas être dégoûté·e par ce que dit le directeur général du KidZania londonien Joel Cadbury : « On leur enseigne les valeurs de la vraie vie, les enfants démarrent avec un petit pécule, i·els le dépensent et après i·els sont obligé·es de trouver un travail. Il s’agit d’apprendre aux enfants de la prochaine génération que rien ne tombe du ciel, que tu dois gagner le droit de profiter de la vie ». Pour moi, c’est l’apologie du capitalisme triomphant et du consumérisme cynique.
J’ai donc décidé d’écrire un spectacle, non pas un pamphlet qui attaque le modèle KidZania, mais plutôt une ode à certaines valeurs. J’ai réuni tous mes camarades afin de glaner leurs souvenirs d’enfance, les plus empuissantants. Le spectacle Foxes s’est construit au fur et à mesure d’improvisations dirigées.
Effectivement, on a le sentiment que Foxes est le fruit d’un travail très collectif.
Pour nous, il est important d’insister sur l’idée d’émancipation depuis le collectif. Sans doute parce que « être un groupe » m’a toujours fait du bien. Très vite, lycéen, j’ai fait du théâtre en groupe. L’énergie collective, celle qui permet de fabriquer du théâtre sans adultes, s’est révélée vite vectrice d’émancipation et d’un bonheur immense. À l’âge du repli sur soi, elle m’a permis de m’en sortir.
En réalité, le spectacle Foxes est une sorte de mise en abyme. Comme nous nous retrouvons en compagnie, les quatre gamin·es se retrouvent dans une discothèque abandonnée pour y trouver une forme de magie. Tant sur le fond que sur la forme, nous avons envie de transmettre la capacité à créer à plusieurs.
Dans la pièce, le régime esthétique se fonde sur un brouillage entre musique pop, jeu dialogué et adresses directe, entre merveilleux et cauchemar ; des choses « nobles » et des choses « moins nobles » s’entremêlent. Comment travaille-t-on sur une telle structure dramaturgique ? Durant la création, il faut constamment filer la pièce dans son intégralité pour percevoir les équilibres entre les différentes scènes, non ?
Nous avons inscrit le processus de création dans la durée. J’ai imaginé toute une série d’improvisations très précises que nous avons expérimentées durant une semaine de workshops. Les improvisations pouvaient durer trente à soixante minutes. Nous les filmions. Et ensuite, nous les reproduisions. Le but étant de trouver dans le « refaire », la fluidité dramaturgique, le rythme de la pièce. Pour moi, le plus beau était l’inattendu, la rencontre dans le processus. Et surtout, de les retrouver dans le spectacle.
Ce qui est frappant, c’est que Foxes touche des publics très divers, les adultes comme les adolescent·es. C’est une pièce à la fois très exigeante en termes de dramaturgie et extrêmement populaire.
Aujourd’hui, je ressens une certaine forme de mélancolie. Je pose un regard adulte sur nos balbutiements de théâtre. À cet égard, dans notre parcours, Foxes est un point de bascule. C’est peut-être le constat de la fin de l’enfance en tant que personne et professionnel·le. (Sourire)
Depuis la création de Cie Renards / Effet Mer en 2012, nous voulons, avec Baptiste Toulemonde, mettre l’accent sur la simplicité (apparente), l’accessibilité. Et surtout, le caractère populaire de nos créations, tout en étant très attachés à la nuance, à la complexité. Nous voulons aussi transmettre quelque chose de solaire aux publics. Et le désir d’en découdre avec ce qui est sombre dans la vie sans se mentir. Comme le dit si bien Marcel Cremer : « certain·es auteur·ices et acteur·ices préfèrent vendre aux enfants des filets panés. Personnellement, je préfère leur présenter du poisson et leur expliquer comment on enlève les arêtes ».
Justement, le lien indissociable entre esthétique et citoyenneté fait l’originalité et la richesse du travail de la Cie Renards / Effet Mer. J’aimerais revenir sur l’idée de « révolution sensible » qui s’opère depuis le Covid-19 en dépit des mouvements ultra-conservateurs, voire fascistes. Comment la voyez-vous du côté des plus jeunes ?
L’emploi du mot « sensible » me semble très juste. Je ne veux pas parler en lieu et place des plus jeunes. Cela dit, j’aimerais les sensibiliser à ce qu’est l’émotion. Où se loge-t-elle ? Comment la partage-t-on ? Comment peut-on en discuter sans éprouver une quelconque gêne ? L’art, c’est l’invitation à la douceur, à la coprésence. Je ne suis pas désespéré. Ce d’autant que je me rends compte en discutant avec les jeunes que rien n’est perdu. I·Els sont extrêmement sensibles à ce qui se passe autour d’ell·eux. Leurs visions sont beaucoup moins graves que ce que l’on pense.
Incontestablement, le Covid-19 constitue pour nous un point de bascule. Et c’est d’autant plus vrai que nous avons achevé la création de Foxes en plein confinement. C’est la raison pour laquelle les quatre gamin·es se retrouvent dans un dancing abandonné, coupé·es du monde. En définitive, leur retirement est bienfaiteur, il leur permet d’approfondir leurs réflexions et poser un regard nouveau sur ce qui les entoure. La sortie des enfants de la discothèque symbolise d’une certaine manière notre sortie de la pandémie avec des manières de voir le monde et des désirs nouveaux.
Après le spectacle, j’aimerais que les spectateur·ices ne soient pas tout à fait pareil, un peu différent·es avec d’autres désirs. Même si Foxes n’est pas un spectacle à proprement dit « politique », il fait « politique ». Au sortir du spectacle, je perçois chez les spectateur·ices la volonté de se rencontrer davantage, d’aller vers les personnes qui sont autour d’ell·eux et ce qui leur fait du bien. Souvent, les jeunes nous disent : ça me donne envie de partager du temps avec mes ami·es, de voyager, de faire autrement. Tout cela, nous encourage ! Là, nous touchons quelque chose de juste.
Quels sont vos projets ?
Nous sommes à un tournant, me semble-t-il. Nos précédents spectacles parlaient en effet d’émancipation par l’amitié. Le spectacle Tadam que nous tournons depuis un an, aborde la relation père/fille, le secret, la vie et la mort. Le public est très intergénérationnel. Les enfants viennent à partir de neuf ans, accompagné·es de leurs parents ou de leurs enseignant·es.
La saison prochaine, nous reprenons le spectacle Bonjour on est un tsunami créé en 2013, au Théâtre Varia à Bruxelles.
— Entretien réalisé par Sylvia Botella en mars 2025.