Se lèvera l’aube radieuse d’un monde où tout est en relation
Eszter Salamon
Avec Monument 0.10 : The Living Monument, la chorégraphe Eszter Salamon offre de nouveaux horizons à la série Monument débutée en 2014. À l’invitation de la directrice artistique de la compagnie Carte Blanche, Annabelle Bonnéry, elle nous entraîne dans des archipels constamment (ré)agencés d’images et de figures reliées entre elles par les fils dynamiques du drap, de la monochromie, de la musique électronique ou de la voix ; une beauté inouïe à transmettre ; un chef-d’œuvre. Conversation exceptionnelle avec l’artiste-chercheuse pluridisciplinaire éprise de liberté, qui garde intact son désir de faire lever le soleil dans « le tout en relation » et l’imaginaire résistant.
Monument 0.10 : The Living Monument s’inscrit dans un vaste processus de transformation débuté en 2014 avec la série Monument.
Oui en effet, dans les divers Monuments, je traite de nos relations à l’Histoire, et je m’intéresse aux histoires mineures, celles des figures oubliées ou exclues de la mémoire. Je le fais à partir de là où je me situe, en tant qu’artiste chercheuse et pas comme historienne. Par le biais des documents que j’exhume et de l’usage de l’autobiographie, je crée des fragments de récits, qui se confrontent aux grands récits de l’Histoire officielle. L’Histoire est toujours écrite par les dominant·es dans une perspective, selon une idéologie et des intérêts, alors, je m’efforce de manière active à remettre en question ces visions.
Lorsque j’ai débuté la série Monument, j’ignorais où tout cela me mènerait. La série s’est développée au fur et à mesure, des contextes me sont apparus et des formes différentes ont vu le jour. Créer pour l’industrie culturelle m’importe peu. Je m’intéresse davantage à des sujets, et aussi à l’expérimentation à travers notamment l’interdisciplinarité. Ce qui peut prendre parfois cinq à dix ans. C’est le cas de mon projet de recherche autour de Valeska Gert qui a récemment pris également une forme cinématographique. Travailler avec l’image en mouvement, c’est travailler dans un autre espace-temps et créer d’autres aller-retours entre le passé, le présent et le futur.
Pour moi, la question fondamentale c’est : comment la chorégraphie crée-t-elle des relations entre les personnes, les géographies, les histoires, les pratiques artistiques ?
Avec The Living Monument, c’est avec les formes animées et inanimées que je cherche à créer un lien, pour ouvrir une nouvelle fiction poétique. Une autre relation à nous-mêmes, entre nous et le monde qui nous entoure.
À bien des égards, la série Monument est la quintessence de votre travail artistique qui opère constamment un travail de liaison, ici, entre les pièces et dans les pièces elles-mêmes.
C’est ce qui m’anime depuis toujours. On le voit bien dans la conférence dansée Magyar Táncok que j’ai créée en 2005 avec ma mère Erzsébet Salamon, mon frère Ferenc Salamon, des musicien·nes et des spécialistes des danses traditionnelles hongroises que j’ai beaucoup pratiquées dans ma jeunesse. J’amène les publics à réfléchir sur la question de la fabrique politique du corps par le biais de ma propre expérience. Qu’est-ce que mon corps a traversé ? Comment a-t-il été « domestiqué » à la fois, idéologiquement et esthétiquement ? Comment mon imaginaire a-t-il été colonisé par le ballet classique ? Mon corps est façonné par les danses hongroises, les techniques de la danse classique et de la danse contemporaine. Comment toutes ces questions se posent-elles aussi en dehors de moi ? Aux spectateur·ices, aux écrivain·es, aux scientifiques ? Comment les tensions entre la tradition et la modernité sont-elles travaillées dans la société ?
Forcément, « créer des liens » m’amène à créer des narrations et des discours. Là où il y a un corps, il y a une voix. À y regarder de plus près, j’ai toujours eu l’urgence de questionner : questionner mon apprentissage des danses traditionnelles et de la danse classique, mes pratiques de la danse contemporaine dans les années 1990 en France. J’ai posé un cadre critique de manière à interroger la représentation des corps, le corps-spectateur·ice, le regard, ce que l’on décide de voir ou ne pas voir, le sens qu’on donne à ce qu’on voit ou à ce que nos pensées ou connaissances nous suggèrent de voir.
C’est vrai aussi pour la pièce AND THEN que j’ai créée en 2007 à partir des entretiens que j’ai réalisés avec mes homonymes, d’autres Eszter Salamon. Et donc, des liens tissés de manière arbitraire avec des personnes que rien ne reliait entre elles, si ce n’est peut-être la géographie, les bribes de l’Histoire de l’Europe ou l’autobiographie des femmes.
Pour moi, il est important de créer une relation avec les spectateur·ices qui repose moins sur la fascination et la spectacularisation, que sur le partage, le commun. Et surtout, créer du sens et des expériences cognitives provoquées par le sensible. Peut-être que la série des Monument en est l’apogée !?
Venons-en à Monument 0.10 : The Living Monument, ce qui frappe, c’est la dramaturgie. Elle est à la fois transformationnelle et relationnelle ; elle s’inscrit dans les racines physiques de la « monochromie dynamique », des sons, des drapés et de l’espace. Tout cela est d’une beauté inouïe, terriblement contagieuse. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre manière de mettre en dramaturgie ? Et fabriquer aussi des figures non définies, très originales.
La dramaturgie s’est précisée au fur et à mesure de mon travail avec les danseur·ses de la compagnie Carte Blanche, les équipes techniques et artistiques. Lorsque la directrice artistique de la compagnie, Annabelle Bonnéry, m’a proposé de travailler avec ell·eux pendant la pandémie, très vite, j’ai repensé aux travaux de recherche que j’ai menés en 2010 au Brésil sur le phénomène de transfiguration – cet instant précis de l’apparition et la disparition d’une figure.
Pour moi, il était évident que The Living Monument serait une suite de séquences qui se transformeraient les unes dans les autres. L’œuvre est faite de différents plans qui se saisissent les uns les autres : l’apparition des figures, la lenteur, les couleurs-matières, les mouvements inter/intra des corps ou la densité. Il fallait qu’à l’instar des figures et des corps, l’espace se transforme aussi. C’est la raison pour laquelle, j’ai travaillé avec James Brandily sur l’espace scénographique à partir de tissus recyclés. The Living Monument repose sur le mouvement des corps, les costumes, les masques, les matières et la scénographie, la musique électronique, le chant. Les voix résonnent dans la musique électronique « recomposée » de Carmen Villain.
Le recyclage est au cœur de The Living Monument. Ce sont les hallucinations d’images, les tissus ou les voix qui l’expriment. Car le plus important, ce n’est peut-être pas ce qu’il y a devant nos yeux, mais ce qu’il y a derrière, ce qui se transforme et que l’on ressent, en l’occurrence, grâce à la transformation et l’épaisseur naissant de la lenteur, la densité des corps et de leurs postures. Ce qui donne à la performance son caractère cinématographique ou onirique. Les postures comme les figures sont des évocations, elles ne sont pas des « illustrations », elles sont mues par une force qui pense, qui s’élabore de manière continue par et dans les gestes des danseur·ses.
Dans Monument 0.10, comme dans la plupart de vos pièces alors qu’il n’y a pas de langage articulé, les modes de relation sont des manières différentes de composer le sens à partir d’un rapport original et continu entre les humains et les non-humains, entre l’intériorité et la physicalité, entre le « signifié » et le « signifiant ».
Pour moi, il y a autant de physicalités possibles que de formes de langage et d’imaginaire possibles. Je travaille beaucoup sur le « dehors » et « l’entre ». Et surtout, sur le potentiel de la narration. Ce qui ne signifie pas toujours « raconter une histoire ». L’imaginaire est mis en branle, entre mémoire visuelle et mémoire sonore, évocation et interprétation, du potentiel de narration peut naître de leurs multiples rapports. L’idée est de créer une œuvre ouverte dans une temporalité et une géographie indéfinie – qui se parachèvent dans le point de vue des spectateur·ices. Ce que je crée veut aussi servir comme un pharmakon – à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin. Ce qui suppose que les danseur·ses sont extrêmement investi·es. La part de leur imaginaire « incorporé » est une part de l’imaginaire rassemblé dans The Living Monument. La puissance expressive se concentre aussi dans les masques qui génèrent à la fois une proximité et une distance entre les corps des spectateur·ices et les danseur·ses.
Monument 0.10 est une énigme, avec ses figures « ré-hallucinées » – qui ne sont pas des citations – mais les intensités et les reliefs possibles. Pour faire advenir le devenir-figure, le plus souvent les visages sont « enfouis », faisant tour à tour apparaître et disparaître des formes et des fictions. Les relations s’enchevêtrent dans la lenteur. La force de la performance réside peut-être dans la kinesthésie. Magnétique, elle nous détourne de la simple narration, elle nous immerge dans une effervescence de sensations, de mouvements et de sens, individuellement et collectivement. C’est l’autre instance narrative.
À la fin du texte Sermon du millénaire, composé à la lueur d’une bougie et devant un feu de bois juste avant le nouvel an 2000, l'anthropologue Philippe Descola écrit : "(…) se lèvera l’aube radieuse d’un monde où tout est en relation". C’est ça, Monument 0.10 : The Living Monument, non ?! Ça s’ouvre !
J’en rêve. À l’évidence, la plupart des peuples autochtones n’ont jamais perdu « le tout en relation ». Nous avons beaucoup à apprendre de leurs pratiques et savoirs. Et c’est d’autant plus vrai que les connaissances sont extrêmement hiérarchisées, genrées, racisées et capitalisées dans le Nord global.
Pour retrouver « le tout en relation », nous devons entrer en résistance et en relation, me semble-t-il, pour en finir avec les modes d’exploitation, d’écocide, et les diverses formes du fascisme.
Nous sommes déjà intoxiqué·es. Nous sommes infesté·es de microplastiques. Il est temps d’agir collectivement. Inventer de nouvelles manières d’être ensemble. Ralentir. Écouter.
C’est pourquoi il est important de savoir : qui parle ? D’où parle-t-on ? Je suis une artiste-chercheuse interdisciplinaire et féministe. L’art est mon outil. Je propose des actions, des manières de penser et de rêver, défaire et refaire le langage, inventer des nouvelles logiques de sensation, déhiérarchiser le corps et ses mouvements, développer des poétiques de relations. Je continue d’explorer les relations intergénérationnelles, les relations invisibilisées, et le toucher entre les corps féminins. Je trouve du sens dans le fait de partager de nouvelles formes de soin. Si mon œuvre permet aux personnes de se sentir, ressentir, de se guérir, d’écouter et de s’écouter, alors tout n’est peut-être pas perdu. Cela étant dit, l’art peut faire beaucoup mais quelquefois l’art n’y peut pas grand-chose. Il peut y avoir des moments esthétiques, spirituels, réflexifs, collectifs qui éclaircissent les choses, qui nous réorientent. C’est la possibilité offerte par les corps. Ils mêlent les flux de la conscience, la mémoire et les relations entre les humains et les non-humains, entre les temps anciens et futurs. Mais sans la politique du poétique, un monde dans lequel tout est en relation semble encore flou et lointain.
- Entretien réalisé par Sylvia Botella en février 2025.
Le titre de l’entretien est extrait du texte Sermon du millénaire de Philippe Descola.