Entretien
avec Lola Arias
Los días afuera met en scène des personnes anciennement détenues à la prison pour femme d’Ezeiza à Buenos Aires. Le spectacle est accompagné de la projection de votre film REAS sorti cette année en France. Pouvez-vous nous expliquer quelle est leur genèse et comment ces deux œuvres présentées au Festival d’Avignon dialoguent entre elles ?
Le film et la pièce sont les deux volets d’un diptyque né en prison en 2019, où j’ai animé des ateliers de théâtre et de cinéma. L’idée de réaliser un projet artistique avec ces femmes sur leur expérience carcérale commençait à germer, mais la pandémie a suspendu notre travail. Personne – même les familles – ne pouvait plus entrer dans l’établissement. Nous nous sommes adaptés et avons tourné le film REAS dans une prison désaffectée avec quatorze anciennes détenues. Nous avons choisi la forme du documentaire musical pour qu’elles donnent à voir leur quotidien enfermé à travers des scènes de danse et de chant d’une très grande poésie. Au même moment, en 2023, j’ai été contactée par le Festival d’Avignon. Il m’est apparu clairement qu’il fallait poursuivre cette expérience sur scène. Alors que le film se concentre sur l’emprisonnement, Los días afuera est une pièce qui parle davantage de l’après. Qu’advient-il une fois qu’on rentre chez soi ? Comment se passe le retour dans la société ? Pour incarner ces problématiques, nous avons travaillé avec les six protagonistes du film : Yoseli, Nacho, Estefanía, Noelia, Carla et Paula. Tout ce qui arrive sur scène est tiré de leur histoire. À mon sens, le spectacle vivant était une nécessité pour ce projet. Parce que le film seul capture une performance, un témoignage, mais il voyage sans les personnes qui l’ont livré : c’est, en quelque sorte, du temps fossilisé. Il ne profite pas à ses actrices et acteurs. Avec cette pièce, ces personnes qui ont été privées de liberté peuvent aller à la rencontre du monde et s’exprimer par elles-mêmes devant un public. Beaucoup d’entre elles n’avaient jamais traversé la mer ni pris un avion. Aujourd’hui, elles se retrouvent sur l’une des plus grandes scènes d’Europe. Elles ont travaillé tous les jours pour atteindre ce niveau d’exigence et le résultat est là.
Avec un décor de Broadway en chantier, une voiture, du voguinget des airs de cumbia, comment parvenez-vous à mélanger les genres que sont le music-hall et le documentaire pour raconter l’après prison ?
Jouer des codes du music-hall permet de dire le monde de l’enfermement sans en reproduire la stigmatisation. À travers des chansons inspirées de l’histoire des protagonistes, nous créons une œuvre polyphonique qui mêle leurs expériences. Dans un premier temps, j’ai mené beaucoup d’interviews individuelles pour dégager des scènes fortes ayant réellement eu lieu. Puis, la musique est venue donner un cadre à ces histoires et ouvrir une brèche dans la réalité. Elle offre la possibilité, en plein milieu d’un dialogue tragique, de basculer dans un moment de fantaisie. C’est la force de la comédie musicale : un retournement plein d’énergie qui permet de dévoiler les faits tout en ménageant une marge d’interprétation créative à celles qui les ont vécus. Yoseli, Nacho, Estefanía, Noelia, Carla et Paula ne sont pas des expertes des conditions de détention en Argentine, ces personnes les ont éprouvées dans leur chair. La musique et la danse leur permettent de se les réapproprier et de les partager. La musique dit beaucoup sur les protagonistes et les situations, comme cette chanson pop lorsque Yoseli rêve de visiter Paris ou cette cumbia pour raconter les rapports complexes entre les détenues et l’administration pénitentiaire. À côté de certaines comédiennes qui jouent de la musique, il y a également la musicienne Inés Copertino. La plupart des protagonistes avaient déjà un rapport à la musique très fort avant que ne commence ce projet. Nacho et Estafanía avaient formé un groupe de rock ensemble. L’art était déjà une façon de résister, de survivre en prison. Le voguing, c’est grâce à Noelia, une travailleuse du sexe transgenre, que nous l’avons intégré. Elle a découvert cette danse dans le parc qu’elle fréquentait et ce fut une révélation. Aujourd’hui, elle compte parmi les figures importantes des ballrooms en Argentine. Le voguingapparaît comme une danse d’empowerment, une démonstration de la beauté qui s’exprime en chacun de nous. C’est aussi devenu un symbole d’une culture queer qui continue d’inspirer énormément d’artistes. Dans notre projet, cette influence est une clé pour lire les nouveaux rapports sociaux qui se sont construits en prison. Il n’y a pas d’hommes cisgenres là-bas et le monde continue de tourner. Dans l’enfermement, personnes ont reconstitué une société à part entière, pleine d’entraide et de solidarité, d’humour et de résilience. C’est très intéressant et nous avons encore beaucoup de choses à apprendre de cette expérience pour répondre à la violence avec des moyens humains.
Que nous apprend cette création sur ces femmes et personnes transgenres privées de leur liberté ? Comment l’art peut-il leur redonner non seulement la parole mais aussi un horizon ?
La population de femmes en prison a doublé au cours des dix dernières années, de même que le taux de personnes transgenres. Ce n’est pas le fruit du hasard : c’est le résultat d’un choix politique. Avec la loi 23.737, les gouvernants préfèrent s’abriter derrière des boucs émissaires pour donner l’impression de lutter contre le trafic de drogue. C’est un fait, dans les prisons pour femmes, ce sont la plupart du temps des mules qui sont enfermées. Souvent, elles sont déjà précarisées par leur situation économique, mais aussi par les violences et les abus qu’elles ont subis. Pour les personnes transgenres, il ne faut pas oublier les discriminations qui les empêchent d’accéder aux emplois classiques. Ici, il est question de personnes qui ont effectué cinq ans d’enfermement pour deux kilos de cocaïne pendant que les commanditaires et les barons de la drogue ne sont pas inquiétés. Ce sont celles et ceux qui n’ont aucune chance et qui finissent en prison, en particulier les femmes. Alors même qu’elles ne représentent pas de danger direct pour la société. Au contraire, elles sont généralement parents isolés et soutiens de famille. Les conséquences sur les trajectoires individuelles et celles de leurs proches sont terribles. Yoseli avait seulement 22 ans lorsqu’elle a été emprisonnée. Elle venait de commencer ses études d’infirmière. Comment rattraper ces cinq années-là ? Carla a laissé trois enfants derrière elle. Elle s’en occupait seule. Ils ont été extrêmement choqués par cette séparation. C’est pour cela que l’art est primordial. Il leur permet de réécrire leur destin. Ce projet ne laisse aucune place au misérabilisme. Tout y est poésie, discipline et humour. Il dit surtout l’importance de travailler avec la voix, le corps. Un corps qui a été contraint, enfermé, surveillé. Une voix qui a été étouffée. Et soudain, la danse devient un mouvement, une force pour se réapproprier l’espace. Quand elles sont sur scène, quelque chose de magnifique s’ouvre en elles. Elles deviennent actrices de leur émancipation et de leur puissance. Des moments suspendus qu’il est important de partager avec le public.
- Entretien réalisé par Julie Ruocco en janvier 2024 pour la 78e édition du Festival d’Avignon