Passer au contenu principal
Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Tu as ri et volé les cerises

Alessandro Bernardeschi Mauro Paccagnella

Ma l’amor mio non muore / épilogue
Contrastée, dansée, ouverte à l’expérimentation, la pièce Ma l’amor mio non muore / épilogue de Calotta Sagna, Alessandro Bernardeschi et Mauro Paccagnella, c’est un peu comme un long travelling pop entremêlant musique, cinéma, souvenirs et actualités. Un univers merveilleusement fluide. Tandis que Carlotta Sagna est à Paris, Mauro Paccagnella et Alessandro Bernardeschi nous racontent leur expérience visitée par toute une vie. Joies garanties.
Stéphen Broc

Ma l’amor mio non muore est l’épilogue de la Trilogie de la mémoire – Happy Hour ; El Pueblo Unido Jamás será Vencido ; Closing Party (arrivederci e grazie). Est-ce parce que vous aviez le sentiment de ne pas avoir tout dit sur le temps qui passe, sur ce que la vie nous apprend ?

Mauro Paccagnella (MP) : Je m’en souviens. Alessandro m’a dit simplement : pourquoi ne pas faire un épilogue ? (Rires) J’ai le sentiment que tout se joue dans l’écart. Bien que notre corps nous dise qu’il est temps de nous calmer, nous avons encore beaucoup de choses à dire ! Avec le temps, nos pensées deviennent plus claires, denses. Forcément, nous avons envie de continuer à créer.

Alessandro Bernardeschi (AB) : J’ai le sentiment que Ma l’amor mio non muore va au-delà de la question du temps. Nous y abordons l’actualité, les questions sociétales, les guerres.


Dans Ma l’amor mio non muore / épilogue, vous partagez la scène avec la chorégraphe et danseuse Carlotta Sagna. Que dit-elle par son corps et que vous ne dites pas ?

AB : Carlotta Sagna a une corporalité différente de la nôtre. Ses expériences artistiques ne sont pas les nôtres. Nous avons beaucoup travaillé avec sa sœur, la chorégraphe Caterina Sagna. Forcément, cela nous fait plaisir de danser et partager le plateau avec elle. Sa présence est essentielle dans Ma l’amor mio non muore, me semble-t-il.

MP : J’ai connu Carlotta Sagna en 1987, nous avons travaillé ensemble durant quelques mois en Italie. J’estime beaucoup la professionnelle qu’elle est : elle a traversé bon nombre de créations et de plateaux importants. Nous éprouvons un immense plaisir à être ensemble. À l’évidence, nous sommes tous·tes les trois très complices, et pas seulement corporellement. Nous le sommes aussi intellectuellement. Pour autant, cela ne signifie pas que nous partageons toujours les mêmes points de vue mais nous nous respectons. Nous avons une sorte de socle commun.

Au moment de créer Ma l’amor mio non muore, nous cherchions un compagnon ou une compagne de route, sensible aux questions que nous souhaitions aborder. Carlotta s’est avérée être la compagne idéale. Elle pose un regard aiguisé sur l’état des choses.

AB :  Absolument. Elle a beaucoup apporté à la pièce !

MP : Beaucoup de personnes nous ont dit que Carlotta nous surclassait du point de vue de la danse. Pour moi, ce n’est pas LA question. Concrètement, elle apporte une écriture « suspendue », plus « tenue », « subtile ».


Avez-vous le sentiment que vous livrez ici quelque chose que vous n’aviez pas livré jusque-là sur la scène ?

AB :  Peut-être. Je ne sais plus qui a dit que, d’une certaine manière, l’artiste refait toujours le même spectacle.

MP : Il est important de préciser qu'Alessandro est à l’origine de la Trilogie de la mémoire et de Ma l’amor mio non muore. À chaque fois, il a une vision. Tout part de là.

AB : Oui, il y a une vision, des rêves à partir de ce que j’ai lu, vu ou écouté. Cela n’a rien d’extraordinaire. Nous sommes tous·tes le produit de ce que nous vivons, de nos histoires ordinaires : nous mangeons, nous dansons, nous visitons des expositions, nous allons au cinéma. Ensuite, les idées jaillissent durant les répétitions.


Justement, Ma l’amor mio non muore / épilogue donne le sentiment que vous parlez davantage de vous, de votre goût, par exemple, pour le cinéma ou la littérature. Ainsi, la pièce est inspirée du film muet italien éponyme de 1913 en noir et blanc et aussi du pamphlet éponyme des années 1970. Elle est inspirée de tout ce qui vous touche : vos joies, colères et amours.

AB : C’est vrai. Il y a beaucoup de nous-mêmes, de ce que nous aimons dans la pièce. Il y a beaucoup de cinéma. Il y a Nani Moretti.

MP : Il y a beaucoup de musique, aussi.


Chacune de vos pièces est une playlist !

AB : Oui, c’est un peu dingue. Il y a toujours une quinzaine de personnes dans la salle qui allument leurs gsm et utilisent l’application d’identification musicale Shazam ! C’est un peu gênant ! (Rires) On devrait peut-être indiquer la playlist quelque part. Nous parlons de nous en espérant que cela parle aussi au public. Autrement dit, que toutes nos mémoires résonnent ensemble. J’ai le sentiment que nos spectacles sont faits de plusieurs strates. Chaque spectateur·ice peut s’en emparer librement. Cela étant dit, une fois créée, la pièce ne nous appartient plus. Pour moi, les yeux qui regardent, ont toujours raison. Chaque regard posé sur la pièce, est juste.

Ma l’amor mio non muore / épilogue est peut-être votre pièce la plus personnelle.

MP : Je ne sais pas. En tout cas, elle est certainement la plus « complexe ». Il y a beaucoup de glissements dramaturgiques et de textures musicales par exemple. Ce qui correspond à notre intention originale. Parce que la vie n’est pas rectiligne, elle est faite de glissements, d’embardées. Il y a aussi beaucoup de fleurs. Ce sont les fleurs que l’on reçoit, les soirs de première. Ce sont aussi les fleurs qui deviennent des bombes en tombant, elles déchirent la vie. Sans doute qu’avec le temps, nous n’avons plus rien à prouver. Nous donnons en retour ce que nous ressentons le plus sincèrement possible. Dans Ma l’amor mio non muore, nous entrons dans le désordre ; il est à la fois naturel et organique. C’est la question. Comment rendre « saisissable » ce qui ne l’est pas d’emblée ? La pensée, la mémoire, les sentiments.

AB : Il y a un fil esthétique. Collaborer avec Stéphane Broc à la vidéo et Simon Stenmans à la lumière, s’est avéré très précieux esthétiquement. Ils ont accompli chacun à leur endroit un travail incroyable. Leur parti pris est lumineux, épuré et élégant. Nous jouons sur les contrastes. Nos costumes sont noirs sur fond blanc. Bon, Mauro a aussi des habits incroyables.


Revenons à la musique. Comment opérez-vous vos choix ?

AB : C’est souvent l’évidence qui oriente mes choix, au gré de mes pérégrinations ou souvenirs. Depuis que nous avons débuté le travail, nous écoutons en boucle Heart of glas de Blondie.

MP : La chanson de Blondie, c’est un peu la roue de la vie !

AB : Au début du spectacle, on entend une berceuse de La Argentina. Je l’ai découverte en visitant une exposition dédiée au poète Federico García Lorca à Santiago de Compostelle. Je l’ai entendue dans le casque. Tout simplement, j’ai utilisé Shazam pour l’identifier. (Rires) J’ai découvert que les paroles étaient un poème de Lorca. Dans le spectacle, on entend, entre autres, la chanson This Is Not A Love Song de Public Image Limited dont je me suis simplement souvenue ; Amarsi un po de Battisti, Tonight de Sybille Bear. Ou bien Giselle de Adam. Ou encore Avalanche de Léonard Cohen.


Dans la pièce, il y a beaucoup de joie, d’amour et de douceur. Est-ce que cela signifie que vous êtes plus « tranquilles », aujourd’hui ? Que vous éprouvez pleinement une plénitude qui n’exige aucune contrepartie ?

AB : C’est très beau.

MP : C’est la question de la présence, me semble-t-il. Nous n’éprouvons pas la nécessité de la justifier.


Rétrospectivement, comment voyez-vous le chemin accompli ensemble ?

AB :  Cela fait trente ans que nous nous connaissons.

MP : Nous nous sommes faits de beaux cadeaux en travaillant ensemble. Notre lien est terriblement vivant, en dépit des petits soucis de santé – enfin, surtout moi.

AB : Nous nous inscrivons dans aucune mouvance.


Enfin, qu’aimerait dire « l’Alessandro d’aujourd’hui » à « l’Alessandro d’hier » ? Et « le Mauro d’aujourd’hui » au « Mauro d’hier » ?

AB :  Je suis très heureux de ce que j’ai accompli jusqu’ici, tout en regrettant certaines choses que j’ai pu faire. But too late ! (Rires)

MP : Nous sommes là tous les deux, le moi jeune et le moi vieux ! (Rires). Il y a beaucoup de cohérence, y compris dans tout ce qui est incohérent, voire farfelu. Au-delà, parfois d’une certaine fatigue physique, j’éprouve beaucoup de plaisir à être là. C’est certain !

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2025

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024