Nous ne sommes que des tentatives infructueuses
Thérèse Claus Philipp Maria scène de genre
Autour des figures de Sainte Thérèse d’Avila et de l’officier de la Wehrmacht, Claus Philipp Maria Schenk von Stauffenberg – qui est l’une des figures marquantes de la résistance allemande au nazisme –, la grande dramaturge et metteuse en scène Martine Wijckaert signe Thérèse Claus Philipp Maria, scène de genre. Une pièce aux allures de comédie achronique improbable et salutairement caustique sur la foi révolutionnaire. Et c’est dément ! Conversation sans fard ni couronne !
Après Forêts paisibles, vaudeville mythologique et avant Sérénade I et II, deux tableaux d’après Schubert et Haendel, Thérèse Claus Philipp Maria, scène de genre est le deuxième volet de la Trilogie de la merde. Comment vous êtes-vous retrouvée à écrire cette trilogie ?
L’inceste, l’immoralité, les monothéistes tueur·ses. Tout cela, c’est sans doute une plongée dans la mort, peut-être parce que je la sens approcher. Alors, ce qui m’a réjouie, c’est le sens du carnage, à la fois sociétal et familial ; cela m’a guidée, dans ce que j’ai appelé improprement Trilogie de la merde. Mais il s’agit vraisemblablement d’une trilogie du désenchantement.
Par ailleurs, j’ai toujours eu en ligne de mire dans mon mécanisme d’écriture les acteur·ices pour lesquel·les j’écrivais. I·Els sont un moteur d’écriture absolument fantastique. Parce qu’il y a une intimité avec ces acteur·ices, tout à fait respectueuse, professionnelle non invasive.
J’entretiens une grande intimité métaphysique avec les acteur·ices et aussi leurs propres relations à la métaphysique, à la déchéance. En plus, sur la durée ! Il y a une espèce de chronologie de la vie entre nous et qui nourrit la chronologie de la fiction. Et inversement. C’est aussi une brève histoire du temps.
Les acteur·ices sont des éléments nourriciers parce qu’i·els sont des éléments de comédie. I·Els sont des ressorts théâtraux, je les entends dans mon oreille. Je les vois, je connais leurs rythmes.
On sent que vous y allez à fond dans le « grotesque » ! Et dans votre volonté d’accentuer la théâtralité des deux personnages qui ont eu une existence réelle. Est-ce la seule manière pour vous de rendre compte de leur complexité ? – vous pouvez nous dire dans le même temps qui i·els sont ?
C’est moins travailler sur « le grotesque » que sur « la loupe grossissante ». La situation de base en tant que telle n’est pas intéressante. Ce qui est intéressant, c’est ce que l’on va en faire ! C’est le principe même du vaudeville. On pousse la mécanique jusqu’à l’extrême. La loupe permet de voir très loin et très en avant.
J’ai avant tout le goût du théâtre, j’aime ses mécaniques. Cela en fait partie ! Je ne fais que rendre hommage au théâtre. J’aime le théâtre. Oui, c’est ça. Je ne fais qu’aimer le théâtre.
Qu’est-ce qui fait que pour vous, Marie Bos est Thérèse d’Avila et Claude Schmitz, Claus von Stauffenberg ?
Il faut dire que les choses se sont passées à mon insu ; je n’ai été guidée que par un maillage d’acteur·ices qui me nourrissait. Et ici, c’est bien cette force majeure qui a été en action : écrire pour ces acteur·ices-là, en l’occurrence une actrice et un acteur dont les figures énigmatiques produites par ell·eux dans Les fortunes de la viande allaient m’inspirer vers un autre tête-à-tête dont le sens même m’échappait encore. Ce dont j’étais sûre c’est qu’iels avaient une capacité de regard profond sur le néant et la désespérance ultime.
Mais l’évidence instantanée de faire se confronter à la scène Thérèse d’Avila et Claus von Stauffenberg me reste inexplicable, voire totalement irrationnelle, cependant qu’imprégnée de théâtralité immédiate. Tel·les quel·les, dans les standards vestimentaires de l’habit de Carmélite déchaussée et de la tenue d’officier supérieur de la Wehrmacht, portés ici stricto sensu, Thérèse et Claus sont en soi choc du réel confinant à l’archétype. Iels sont des figures hautement théâtrales, surgies hors de leurs espace-temps respectifs et télescopées l’une contre l’autre dans un lieu qui n’est voué qu’à la représentation de cela, mais où traînent néanmoins des parcelles de mystique laissant entrevoir que nous sommes vraisemblablement dans les lambeaux de ce que fut le territoire de Thérèse. Et cette construction a minima au sein d’une cage de scène vide devrait évidemment renforcer le caractère ectoplasmique des personnages.
C’est très particulier de travailler sur des personnages historiques, de les faire se rencontrer alors que quatre siècles les séparent. Chacun·e sort de son couloir du temps. Claus vient se confesser auprès de Thérèse d’Avila qui voit en lui l’être humain de chair et de sang – ce qu’elle attend du Christ qui est en train de se marrer derrière la porte qu’il n’ouvre jamais.
Les deux personnages sont pris dans l’extrême de leur existence et leur quête. Et à l’extrême du vacillement. Que ce soit le national-socialisme ou la foi chrétienne, il y a la notion de foi absolue qui est pour moi la porte ouverte au doute et à l’effroi. La foi conduit invariablement au doute qui entraine l’effroi.
Mais c’est vrai qu’au départ j’ai dit à Claude et Marie, je vais vous écrire un tête-à-tête entre Thérèse d’Avila et Claus von Stauffenberg. Quand je suis rentrée chez moi, je me suis demandé : comment est-ce qu’iels vont causer ces deux-là ? Et de quoi ? Eh bien, ça cause !
Thérèse d’Avila et Claus von Stauffenberg sont deux personnages de convictions qui, chacun·e à leur manière, nagent dans une sorte de « romantisme révolutionnaire ». D’ailleurs, vous les qualifiez de « martyrs de la foi ». Pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?
Claus von Stauffenberg est un romantique contrarié. C’est un très grand mélancolique. Après avoir écrit la pièce, j’ai plongé plus avant dans la réalité historique. À ma grande surprise, j’ai réalisé que l’on parlait de son tempérament mélancolique comme je l’avais brossé dans la pièce. Il est issu de la vieille aristocratie romantique, cultivée, pétrie par le sens du devoir et l’honneur, et finalement complètement grugée, abusée dans le rouleau compresseur de l’histoire.
Claus a vraiment cru que le National-socialisme serait un bouleversement sociétal total qui permettrait d’aller vers un état plus moderne, voire révolutionnaire. Il lui a fallu quelques années avant de trahir son serment militaire. Et s’il l’a fait, c’était pour ne pas détruire sa conscience. Il fallait trahir son serment de militaire pour sauver sa conscience, tel fut son dilemme.
Thérèse, quant à elle, est une chercheuse assoiffée, insatiable, adepte de l’introspection absolue : elle se pulvérise dans l’image de Dieu via le Christ. Il y a chez elle une espèce d’extrémisme passionnel. C’est presque la pieuvre qui rencontre le puceau.
Il aurait été facile de verser dans le cliché : toutes les religieuses rêveraient de sexe. Je ne l’ai pas fait. Je préfère travailler sur le mécanisme de l’illumination, de la transverbération. Il en ressort quelque chose de brûlant me semble-t-il, d’infiniment plus passionnel en définitive.
Est-ce qu’il est facile de traiter du nazisme et de la religion sur un plateau de théâtre ?
Rien n’est facile à traiter ! Mais il y a une universalité archétypale dans la fureur humaine. Et c’est cela que je souhaite toucher, le doute, la peur qui s’en dégage, l’effroi du néant, le contrepied de toutes les certitudes. Il n’y a pas de certitudes, il n’y en a jamais eu du reste ; il faut le reconnaître et l’accepter tout simplement. Cela me semble fondamental.
Nous vivons dans des sociétés très extrêmes, pétries de certitudes et de morale et qui nous censurent terriblement : il y a ce que l’on peut dire et ce que l’on ne peut pas dire. Je m’assois dessus. Je le dis, et puis c’est tout ! J’ai 72 ans, je peux me le permettre. (Rires) Le théâtre fait entrer en scène des évènements qui bouleversent nos convictions, nous font rire et trembler.
Claus et Thérèse plongent très humainement jusqu’au tréfonds de leur déchéance. Magnifiques dans leurs tentatives infructueuses. Car en définitive, nous ne sommes que des tentatives infructueuses. Du point de vue philosophique, je suis certaine que si nous en étions tous·tes convaincu·es, le monde irait mieux. Personne ne détient la vérité. Nous avons tous·tes rendez-vous avec l’échec dans l’existence. Toute l’aventure de l’art commence avec la beauté de l’échec. La civilisation commence avec la beauté de l’échec. L’échange commence avec la beauté de l’échec. Je ne cesserai jamais de parler de la beauté de l’échec.
Il y a dans Thérèse Claus Philipp Maria, scène de genre comme dans beaucoup de vos pièces, la tension entre la fiction et le réel. Et ici, encore plus avec le fait historique - sorte de terreau du réel.
Ce n’est qu’un fragment d’historicité sur lequel je rebondis. Il y a le viol de la vérité historique. Mais pas tout à fait ! On ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon. Marie Bos a une façon très plaisante et extrêmement illuminée d’apaiser Claus. Avec elle, on ne sait jamais sur quel pied danser. Pourtant, elle est sincère, toujours.
Chez Marie Bos, il y a le désir d’hisser très haut le propos, du côté de l’inspiration et du feu intérieur. Et d’y poser son regard d’actrice malicieuse. Pour moi, Marie Bos est une grande actrice comique. On est toujours sur le fil. On ne sait jamais où on est.
Chez Claude Schmitz, il y a une telle fragilité, un tel romantisme dans sa silhouette. Une telle capacité à l’excellente éducation avec une dose de cynisme. C’est un grand romantique contrarié. Il y a presque du maniérisme là-dedans.
Le ballet de leurs deux corps me fait penser à la peinture de Pontormo. Nous en avons d’ailleurs beaucoup parlé durant les répétitions, entre autres, de l’élégance du déséquilibre. L’époque de Pontormo m’intéresse d’autant plus qu’elle est pour moi, un point de bascule. On ne sait plus où l’on en est. Toutes les certitudes volent en éclats. Le doute y est absolu. La grande peinture maniériste est pour-soi l’expression même du doute absolu ! C’est l’horrible surface des choses, basculée, prête à choir.
J’ai le sentiment que Thérèse Claus Philipp Maria, scène de genre est l’une de vos pièces les plus intimes.
Probablement. Alors que c’est la pièce la plus distante, me semble-t-il. Cependant, j’ai quelque chose de Claus et de Thérèse.
De Thérèse, je tiens l’effusion, le débordement. De Claus, je tiens le pari impossible à gagner, une certaine forme d’intellectualité aussi qui parviendrait à contenir tout le chaos du monde. Avec l’utopie qui va avec, sous la forme d’une espèce d’intuition. Et également, le caractère « guerrier ».
J’ai toujours été fascinée par le fait de descendre au plus profond de soi. Et là, c’est la guerre. Il y a là quelque chose de l’humanité prise dans ses dernières extrémités qui est pour moi d’une bouillonnante et effrayante beauté. Je ne m’en cache pas. Pour autant, cela ne signifie pas que j’ai la fascination de l’uniforme. J’ai la fascination du glaive qui se tend dans la lumière. C’est romantique, c’est de la peinture.
On a le sentiment que les deux voix de Thérèse et de Claus ne sont qu'une seule et même voix.
Oui, parce que chacun·e a sa place ! Leurs deux points de vue traitent de la même effrayante inquiétude. L’un ironise sur l’autre, et vice-versa, en s’appuyant sur les faiblesses de l’autre pour éviter les siennes. Ce sont deux points de vue placés à chaque extrémité de la terre.
Si vous deviez formuler un vœu pour 2025, quel serait-il ?
Le retour de la transmission et de l’éducation au centre de tout. Autrement dit, une école heureuse et performante avec des professeur·es animé·es et enthousiastes qui jouissent du partage des savoirs qui, en retour, ouvrent toutes les curiosités. Là, où je ne vois que « fermeture » et « radicalisation » idiotes, effets de masse et consommation. Tout ce que je hais !
Nous refusons de reconnaître que nous ne sommes que les arrières, arrières, arrières, arrière-petits-enfants d’une immense histoire qui a commencé bien avant nous et dont nous sommes les exécuteur·ices testamentaires. Reconnaissons-le ! Car nous ne sommes plus de bon·nes exécuteur·ices testamentaires. C’est bien de cela dont il s’agit !
On le voit bien. L’abrutissement général, « du pain et des jeux et le peuple sera content » mène inexorablement au totalitarisme. C’est ce que peut l’éducation : interdire ça.
C’est sans doute la raison pour laquelle, j’ai longtemps enseigné à l’Insas. J’ai expérimenté l’extraordinaire pouvoir de la transmission : quelque chose passe entre les élèves et les professeur·es, et dure longtemps. Souvent, des ancien·nes étudiant·es me disent : "madame, lorsque vous m’avez dit ça, les portes se sont ouvertes". C’est incroyable. Cela signifie que nous ne sommes pas complètement inutiles.
Je me rappelle moi-même de ce que mon professeur de français m’a dit : "Martine, tu dois faire de l’art. Tu dois oser le pari artistique". Sa parole m’a déniaisée, même si j’avais la trouille et une méconnaissance absolue de tout. Lorsque j’ai poussé la porte de l’Insas, j’avais 17 ans, j’étais très naïve. Je portais une petite jupe plissée sans en avoir véritablement conscience. Tout le monde se foutait de ma gueule : c’est qui cette énergumène de 1m20 ? J’avais l’inconscience de la jeunesse ; celle que l’on perd au fur et à mesure du temps. Lorsqu’on est jeune, on fonce. On le fait ! C’est tout !
Lorsque je regarde dans le rétroviseur, je me demande encore : comment ai-je eu les couilles ou les trompes de Fallope – peu importe ! (Rires) – de faire ça ? Dire au type : moi, je veux ça. Je prends ce lieu. Et puis, c’est tout ! Forcément, c’est la jeunesse !
L’art garde la jeunesse intacte.
Je dirais plutôt que l’énoncé peut se lire dans les deux sens. L’art continue de se construire sur le terreau de la naïveté perpétuelle ; chaque œuvre se doit d’être une Terra Incognita. Si tu ne te perds plus, tu ne fais que te répéter et ce n’est pas très intéressant. J’aimerais pouvoir mourir sans avoir compris.
— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2025