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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Pourquoi je ne croirais pas en moi ?

Family Ties · Ruthless

Hendrickx Ntela
Le collectif Ruthless 100 % féminin crée la courte pièce de danse Family Ties dédiée à l’une des plus grandes figures du hip-hop dans le monde, Kendrick Lamar. Une traversée hypersensible multi-danses street et multi-corps à la lumière des grandes questions de l’existence, de la résistance. Et surtout, la joie simple d’être « soi-même » ensemble. Plongée rieuse dans Family Ties avec la chorégraphe Hendrickx Ntela. Atmosphère empuissantante !
© Mao.atth

Ruthless est – je vous cite – « un collectif de jeunes femmes versatiles, travaillant dans plusieurs disciplines issues des danses street ». Est-ce une manière pour vous toutes d’affirmer que les femmes sont dans la place ?

Non. En Belgique, nous sommes déjà dans la place. Nous existons. Cela peut surprendre, mais dans le krump il y a plus de femmes que d’hommes. Pareil, dans le hip-hop et l’afrohouse.

Pourquoi Ruthless ? Parce que tout simplement nous avons besoin d’être toutes ensemble pour nous élever. Nous nous soutenons. Et parce qu’il y a très peu de groupes 100% féminins en Belgique.

Au début, Ruthless regroupait seulement des danseuses issues du hip-hop et du krump. Progressivement, il s’est ouvert aux danseuses issues de l’afrohouse, du free style. Nous sommes versatiles. (Sourire)

Pour moi, il est important de se pousser et évoluer ensemble. Dans le collectif, certaines sont professionnelles, tandis que d’autres sont semi-professionnelles. Nous apprenons les unes des autres.
 

Comment le fait d’être une jeune femme influe-t-il sur les pratiques du hip-hop, du krump et de l’afrohouse ? « Déconstruire certaines représentations standardisées ou clichées des femmes » fait-il partie des objectifs du collectif ?

Je ne pense pas que le hip-hop véhicule une image tronquée de la femme. Même pas du tout. (Sourire) Ou peut-être dans le hip-hop commercial et certains clips vidéo ?

Si les pratiques du hip-hop et du krump sont considérées comme « masculines », c’est parce qu’elles ont été initiées principalement par des hommes.

Même si les hip-hopeuses et krumpeuses n’ont pas les mêmes aptitudes physiques que les hip-hopeurs et krumpeurs, cela ne signifie pas qu’elles sont plus « faibles ». Pour moi, l’énergie féminine est aussi juste que l’énergie masculine. Nos capacités sont seulement différentes. Nous sommes toutes autant performantes.

Au sein de Ruthless, nous défendons tout simplement qui nous sommes aujourd’hui. Nous défendons nos pratiques. (Rires)
 

Concrètement, comment retravaillez-vous les pratiques ?

À partir du moment où l’on a confiance en soi, où l’on trouve sa manière de danser – ce qui est le cas de la plupart des filles du collectif –, on le fait très naturellement. Nous assumons seulement notre énergie.

Il y a quelques années, on disait de moi que j’étais une danseuse « très masculine ». Ce qui m’agaçait profondément. Parce que je ne suis pas un homme, je suis une femme. Je pense que l’énergie est à la fois féminine et masculine.

Au fond, tout cela m’importe peu. C’est mon énergie, la mienne ! Je fais juste ce qui me semble « bon » avec mes capacités physiques. Je suis ce que je suis. C’est la raison pour laquelle j’aime travailler avec les danseuses de Ruthless. Elles affirment et assument ce qu’elles sont. Elles sont singulières : elles sont elles-mêmes.

Pour moi, c’est fondamental. On ne doit pas prétendre être ce que l’on n’est pas. On doit juste être ce que l’on ressent à l’intérieur de soi.
 

Vous chorégraphiez le spectacle Family Ties dédié à l’une des figures phares du hip-hop international, Kendrick Lamar. Pourquoi ?

Du plus loin que je me souvienne, Kendrick Lamar m’a toujours profondément inspirée. Même lorsqu’il n’était pas encore mainstream. Il me parle artistiquement. Il est rappeur, chanteur, parolier, réalisateur. Je suis sensible à sa manière de composer la musique, d’écrire ses chansons. Et surtout de réaliser ses clips vidéo.

J’ai proposé aux filles de Ruthless de créer un spectacle sur Kendrick Lamar. Je m’en souviens. Je venais juste de déménager. Nous avons commencé à danser dans mon salon : Kenza, Roxanne, Victoria, Alex et moi. Comme Kendrick Lamar m’inspire beaucoup, tout est allé très vite. Nous avons créé Family Ties en trois jours. Nous l’avons présenté dans la foulée en première partie de Beat’ume de Z&T au Jacques Frank. À ma grande surprise, les spectateur·ices ont adoré.
 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur Family Ties ? Quels sont les partis pris chorégraphiques ?

J’ai mon vocabulaire chorégraphique propre. J’ai une sorte de boite à outils (ou dictionnaire de mouvement) dans laquelle je pioche pour donner une structure et une identité unique à chaque pièce que je crée.

Dans Family Ties, nous sommes dix interprètes. Je voulais vraiment travailler sur l’espace, la lumière, de manière à produire des images. Ce qui signifie que certaines interprètes peuvent être en full chorégraphie, tandis que d’autres vont interpréter seulement ce que Kendrick Lamar dit – elles chantent. Family Ties n’est pas seulement une performance chorégraphique, c’est aussi une performance visuelle. Il n’y a pas seulement de la danse, il y a aussi des attitudes.

Forcément, on y retrouve les questions existentielles de Kendrick Lamar : comment tu te relèves dans la vie ? Comment tu guéris ? Les moments de joie, sa manière de vivre, aussi. On y reconnait aussi le style californien parce qu’il est né à Compton en Californie.

S’y entremêlent ma patte chorégraphique, la mienne en tant qu’Africaine belge et celle de Kendrick Lamar qui est afro-américain.

Aujourd’hui, je comprends mieux quel est mon mouvement même s’il est fortement inspiré par celui de Kendrick Lamar dans Family Ties. Je me nourris de ce que j’ai vécu dans ma famille, au gré de mes voyages.

Je suis beaucoup dans le ressenti. Depuis que je suis enfant, je suis très sensible aux énergies, je ressens puissamment ce qui m’entoure. Ma mère dit que je suis celle de la famille qui est la plus compréhensive, que je suis très patiente, que je trouve souvent les mots justes.

Dans la vie, je ressens les énergies et je m’adapte. Je pense que je mets cette sensibilité-là dans ma danse. Lorsque je suis en création, j’adapte mon énergie à celle des personnes qui m’entourent et à la musique.

En définitive, à la vie comme à la scène, je suis dans le ressenti, et dans la compréhension de l’énergie et du mouvement.


Concrètement, comment travaillez-vous avec les interprètes ?

D’abord, mon énergie va rentrer en résonnance avec ce que dit Kendrick Lamar et sa musique. Il me donne le ton. Ce que je ressens, me fait imaginer divers scénarios, des mouvements. Lorsque j’arrive dans la salle, je dis aux filles : j’ai imaginé un mouvement. Je ne sais pas s’il va sortir tel qu’il est dans mon crâne. Venez, on teste !

Tout est une question de confiance. Les filles me font confiance. Et j’ai confiance en moi. Même si je n’ai pas encore testé le mouvement que je propose, j’y crois.

J’amène ma vision. Je crée comme ça. (Rires) Rien n’est contrôlé. J’amène mon freestyle en chorégraphie. Lorsqu’il m’arrive d’avoir des trous, les filles me disent : freestyle, on ajoutera !

Je crée sur le moment. Je suis une artiste qui crée dans la pression, souvent la veille ou sur le moment. C’est la raison pour laquelle j’aime créer quand tout le monde est là. C’est la bonne énergie. Elle est juste. Ce qui n’empêche pas les filles d’interagir. Elles ont aussi leur mot à dire ! Sans doute parce que Ruthless est un collectif de jeunes femmes versatiles ancré dans les danses street : notre démarche chorégraphique reflète une grande diversité d’influences, tant dans les styles que dans les approches. (Sourire)
 

Avez-vous le sentiment que l’on vous considère différemment ces quatre dernières années écoulées – depuis les prémices de Blind en 2021, en tant que chorégraphe ?

Pierre Thys, le directeur général et artistique du Théâtre National – qui suit mon travail depuis longtemps – m’a toujours dit que je devais trouver ma patte, mon écriture. Au contact de Pierre « Dexter » Belleka sur Blind et d’autres compagnies avec lesquelles j’ai travaillé en France, mon écriture chorégraphique a bougé. D’une certaine façon, j’ai fait mes preuves.

Lorsque je danse, j’emmêle toutes les disciplines que j’ai expérimentées : le hip-hop, le krump, l’afrohouse, la dance hall, le kuduro.

Après Blind, beaucoup m’ont demandé d’être regard extérieur sur leurs pièces. Sans doute, parce que du fait de mon background, je vois autrement la création. J’ai même eu l’opportunité de chorégraphier la pièce Utopia de Kwame Osei au Theater OberHausen en Allemagne. Aujourd’hui, je suis capable de chorégraphier une pièce qui est mise en scène par quelqu’un d’autre. Autrement dit, servir une vision.

Aujourd’hui, j’ai ma propre boîte à outils. Je peux me revendiquer comme chorégraphe professionnelle. Pierre Thys qui a l’habitude de programmer, me dit que j’ai beaucoup évolué. À l’instar d’autres professionnel·les, il croit en moi. Donc, pourquoi je ne croirais pas en moi ? Même si j’ai tout appris sur le tas en danse.

Être artiste associée au Théâtre National Wallonie-Bruxelles et travailler dans d’autres institutions m’a apporté une certaine crédibilité professionnelle. Les gens ne voient plus seulement Hendrickx, la krumpeuse, ils voient aussi Hendrickx, la chorégraphe.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2025

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