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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

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L’Avenir

Magrit Coulon
Quelles émotions esthétiques fondent l’univers ultra-sensible de la metteuse en scène Magrit Coulon et de son complice à l’écriture et à la dramaturgie Bogdan Kikena ? Dans la trilogie des lieux communs, après leur première création HOME auréolé d’un succès à la fois public, critique et professionnel, L’Avenir est un trip dramaturgique sensoriel époustouflant. Il nous raconte précisément ce qui se joue avant les mots, « le mal de vivre et les élans de vie qui traversent les corps », « entre l’élan et l’effondrement », « entre l’humour et le tragique ». Le jeu des acteur·ices compte parmi les plus marquants actuellement. Il faudrait d’ailleurs citer toute l’équipe de création tant le parti pris esthétique est vertigineux. L’occasion de rencontrer l’artiste Magrit Coulon, la plus étonnante des intranquilles, et d’entendre sa voix si singulière.
© Margot Briand

Il semble que les corps très authentiques de L’Avenir prennent en charge les traumas, les silences et aussi les désirs des personnages. Pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?

Le travail mené avec les acteur·ices (ndlr : il faut les citer – Raphaëlle Corbisier, Emmanuelle Gilles-Rousseau, Romain Pigneul, Jules Puibaraud, Claire Rappin) n’a pas été celui d’une construction classique de personnage.

Les personnages que l’on voit au plateau ont été construits avec l’intelligence, la sensibilité et les corps des comédien·nes. Je ne parlerai pas ici de traumas. Parce qu’aucune biographie secrète n’est écrite. En tout cas, il est clair que le travail repose sur la présence, l’incarnation au présent. Des existences qui se donnent à voir, dans leurs mystères et leurs petites manies – dessinées par les costumes de Solène Valentin, qui eux-mêmes déjà sont porteurs d’histoires secrètes.

Si les corps racontent, c’est aussi parce que L’Avenir s’intéresse à ce qui se joue avant que l’on ait besoin des mots. Quelles sont nos tentatives d’aller vers l’autre ? Celles qui ne sont pas langagières ?

L’Avenir parle du mal de vivre et des élans de vie qui nous traversent, et ceci se raconte dans l’oscillation qui traversent les corps, entre l’élan et l’effondrement. L’histoire n’est pas tant sur ce qui est fait, mais plutôt comment la tentative naît, ce qu’elle implique comme risque et quelles sont ses conséquences : on voit le personnage prendre son courage à deux mains pour tenter quelque chose qui n’aboutit pas.

Nous avons aussi travaillé sur l’iconographie des postures mélancoliques qui ont traversé l’Histoire de la peinture en Occident. Ce sont presque des fantômes qui traversent les corps au plateau, et les relient malgré eux.


Il s’agit de faire advenir les vies, et non le théâtre, en tant que fabrication, me semble-t-il.

D’une certaine manière dans ce qui est porté au plateau, c’est comme si la vie était envisagée comme un petit théâtre. Évidemment, William Shakespeare l’a très bien dit avant nous. (Sourire). À cet égard, je pense à ce que dit le psychiatre-psychanalyste François Tosquelles au sujet des personnes qui doivent tous les jours soulever le rideau de la scène, tous les jours tenter d’être. Je trouve ça beau. Les personnages que l’on voit au plateau, sont des gens fatigués d’être eux-mêmes, fatigués de jouer la comédie de l’existence.

Pour le saisir, il faut lire, entre autres, À quelle heure passe le train… Conversations sur la folie de Jean Oury et Marie Depussé (2003) qui cite François Tosquelles : les psychiatres, quand ils écrivent, aiment l’inachevé. Ils ont affaire pendant une vie à des êtres qui essaient de se construire eux-mêmes, en délirant, ou en faisant des sculptures bizarres, ou en cassant des carreaux, et qui n’en ont jamais fini avec ce travail ; des héros, comme l’écrit Francois Tosquelles, qui n’en finissent pas de soulever le rideau de la scène où ils doivent jouer à être ou n’être pas. Il faut qu’ils soulèvent ce rideau tous les jours. Il ajoute : On me dit que mes livres sont mal foutus, inachevés, ça me plaît. La vie, on ne sait jamais quand ça finit.

Durant le processus de création, nous avons beaucoup parlé du petit théâtre du quotidien, la petite mise en scène de soi, ce que l’on fait lorsqu’on se risque à aller vers l’autre, lorsqu’on raconte une anecdote ou une blague. C’est aussi comment on se rêve autre parfois, comme les enfants qui jouent seuls, ou les adolescent·es qui dansent devant leur miroir dans leur chambre. Tout ce qui nous met en jeu, dans le sens de cet espace entre deux pièces de meubles, ce vide qui peut être béant ou, au contraire, une brèche pour être autre chose que soi.

Ce qui est frappant c’est que les personnages nous regardent beaucoup. Et le terme « théâtre » vient du grec theatron qui signifie « le lieu où l'on regarde ».

Effectivement, le regard est l’un des éléments importants de la théâtralité du spectacle. Celui-ci commence en interrogeant le rapport d’évidence que nous avons à ce regard : les acteur·ices au plateau qui accueillent et renvoient le regard des spectateur·ices. C’est le regard qui, à la fois, est ce qui donne raison d’être, qui permet l’existence et qui engage, qui lie à la personne qu’on regarde. Et donc, qui a des conséquences.

Comme dans les épisodes de mal de vivre, où la moindre chose quotidienne peut soudain devenir une montagne, et que tout semble légèrement faux, nous voulions tenter de remettre le regard de la·e spectateur·ice en jeu, lui enlever le sceau de l’évidence, de l’« étrangéiser ». Ainsi, la pièce se construit dans une triangulation avec le regard du public. On assiste à des existences qui essayent de se relier à d’autres existences, et quand ça ne marche pas, le public est là, complice toujours disponible, pour s’y consoler.


Tout paraît extrêmement agencé, presque comme les pièces d’un lieu que l’on a en commun et qui est aussi ambivalent : les sonorités des paroles, les chants, le mouvement, la lumière, les ritournelles. Tout est extrêmement ténu.

La sensation d’agencement et d’écriture très tissée, où chaque élément peut faire évènement vient du processus dans lequel L’Avenir s’est créé. Après avoir fait beaucoup de détours sur la nature du lieu, de ces existences et de la théâtralité, c’est dans les derniers jours avant la première que la forme finale s’est écrite, avec tous les postes techniques en même temps, et grâce à l’intelligence et la sensibilité de chaque personne de l’équipe de création. C’est une vraie écriture collective, et donc un grand puzzle assemblé avec toutes les données en même temps.

Ce qui rejoint aussi l’un des points de départ du spectacle : l’envie de travailler sur l’atmosphère d’un lieu. Dans la trilogie des lieux communs, après la maison de repos HOME et le musée de Toutes les villes détruites se ressemblent, nous voulons continuer à creuser la représentation d’un espace, et même, d’une atmosphère, en travaillant sur la représentation d’un lieu volontairement indéfini, mais familier, commun.

Or, ce qui fait un lieu, c’est justement tout ce qui le compose : la chaleur, la lumière, les sons, les matériaux, les corps qui le traversent, le rythme qu’il induit. Il y a un texte que j’aime beaucoup de l’architecte suisse allemand Peter Zumthor intitulé Atmosphères, et dans lequel il déploie la liste de tous les éléments qui participent à construire une atmosphère. Il y a la lumière, le son de l’espace, les matériaux, le rapport au temps, la tension intérieur-extérieur. Tous ces éléments, ces domaines, avec lesquels nous construisons aussi des spectacles, avec lesquels nous travaillons au théâtre !


Quel en est le risque ?

Il y en a beaucoup. (Sourire) L’histoire de L’Avenir est une histoire qui se raconte à la fois de manière figée et comme en lambeaux. Il y a des tentatives. Elles échouent. Les conversations sont trouées. Il y a beaucoup de vides, mais qui existent pour leur plein de possibles, pour voir quelles choses peuvent en naître. C’est Claude Régy qui parle des espaces intervallaires, en suggérant de vivre l’aventure du silence et du vide, ce qui les lie, ce qui fait leur rapport. Il dit que « l’absence de remplissage agrandit l’espace et le temps ».

Si on se réfère à la musique, on peut évoquer le silence ou le soupir, cette inscription qui fait autant partie de l’écriture musicale que les notes, qui permettent la respiration et le suspend.

Le risque, c’est l’ennui. Ce sont les micro-gestes en dépit d’une théâtralité qui serait celle qu’on attendrait au théâtre. Or, la pièce naît précisément de ces gestes qui pourraient être vus comme des détails, elle est écrite à partir d’eux.

L’Avenir est peut-être en toute humilité le récit du ralentissement face à l’agitation continue, ouvrant grand les portes sur la résonnance. Comme l’entend le philosophe allemand Hartmut Rosa dans ses ouvrages Accélération et Résonance.

Toute la pièce se situe là, il faut redoubler d’inventivité et de justesse pour créer le vide – celui qui ne fait pas peur. C’est ce que font magnifiquement les acteur·ices depuis leurs intériorités.

Comme nous avons fait le choix du lieu commun, le risque d’ouvrir sur l’univers de la médicalisation, et la pathologie, est grand. C’est ce que nous voulons précisément éviter. Nous ne voulons pas maintenir les spectateur·ices à distance, au contraire, il faut qu’i·els puissent se dire tout du long : i·els sont comme moi, je reconnais ce comportement et cet état d’âme.


Il y a ces moments particulièrement étonnants de polyphonies, d’une presque douceur radicale.

Cela tient au travail incroyable que Lucile Charnier a accompli avec les acteur·ices – qui ne sont pas des chanteur·ses professionnel·les – pendant plus d’un an. Un pari un peu fou. Lorsqu’on réfléchissait avec le dramaturge Bogdan Kikena sur la solitude et la communauté, la communauté des solitudes, la forme artistique qui nous apparaissait de manière évidente pour la représenter était la polyphonie. Très vite, Bogdan Kikena a pensé aux chants de la Renaissance profanes du compositeur picard Josquin des Prés, empreins de mélancolie. C’est tellement beau d’entendre les voix des personnages qui se nouent, se perdent et se renouent, ouvrant des lignes de fuites à travers peut-être leur certitude de ne pas être tout à fait à leur place. C’est l’une des clés de l’écriture du spectacle, me semble-t-il.


À cet égard, est-il juste de dire que L’Avenir est un théâtre des corps qui par la fiction « déréellise » pour mieux « réelliser » et dire quelque chose de la condition humaine ?

Le travail de terrain a plus été une volonté qu’une réalité. Ce qui explique certainement les détours durant le processus de création. Dans L’Avenir, le lieu rassemble les solitudes, et des lieux de ce type dans le réel, il y en a peu et beaucoup à la fois. Il était important de travailler sur un lieu indéfini, volontairement flou, mais qui puisse évoquer tous les espaces où les existences se croisent, où l’on est seul·es à plusieurs : les cafés, les salles communes, les réfectoires, les salles des fêtes, même les limbes. Et puis, le faire au théâtre, car c’est aussi un lieu qui accueille la communauté de solitude qu’est le public. Nous nous sommes également concentré·es sur le mal de vivre générationnel, pour lequel il y a moins d’espaces référencés. N’est-ce pas le propre du geste théâtral ? Depuis l’intime ouvrir aux intimes de cell·eux qui regardent le spectacle.

C’est quelque chose qui est porté par Bogdan Kikena et moi dans le travail de la compagnie Nature II : nous ne sommes pas seulement à l’endroit du fictionnel où la réalité se disperse en sensations, cachée sous une histoire ; dans nos spectacles, nous cherchons à toujours questionner quelque chose du dispositif théâtral. La présence des corps des spectateur·ices n’est pas anodine. Elle modifie la représentation et le jeu des acteur·ices. Comment tout cela se construit-il ? Ce qui semble être des histoires anodines, se construisent à partir du présent partagé, dans la possibilité de reconnaissance des intimes de chacun·e, et de ce que l’arrêt permet de nouvelles aventures.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en novembre 2024

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024