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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Monclar est venu voir Kheir Inch'Allah !

Yousra Dahry

Kheir Inch’Allah
Assurément, Kheir Inch’Allah est bien plus qu’un stand-up, c’est le récit de soi de Yousra Dahry, qui touche à l’en-commun, et qui rend la vie des quartiers d’Anderlecht tendre. Chaviré·es par son écriture et sa performance d’actrice étincelante, nous avions rencontré l’artiste dans la foulée de son spectacle présenté à l’Épiscène en juillet dans le cadre du Festival Off Avignon 2023.
D’un commun accord, nous avons décidé de publier ici l’entretien dans son intégralité. Sans doute, parce que la parole de Yousra Dahry recueillie ce jour-là n’en finit pas d’agir, honnête, offensive et soucieuse d’en découdre avec la fatalité d’un destin, le racisme ordinaire et les assignations indignes. Kheir Inch’Allah vole très haut.
Roman Laschov

Quelle est la genèse du projet ?

Même si auparavant, j’ai écrit pour d’autres, Kheir Inch’Allah est ma première création. Dans le slam, on aime dire qu’il y a une urgence de dire. Concrètement, Kheir Inch’Allah, c’est une parole de moi-même sur moi-même. Parce que peu de récits ressemblent au mien.

Après avoir participé à bon nombre de projets et touché un peu à tout – j’ai été, tour à tour, éducatrice, journaliste pour le média Allo-News.com et productrice de clip –, j’ai éprouvé la nécessité de me raconter. Avant de commencer à écrire, j’en ai d’abord discuté avec Samira Hamouda et Mohamed Ouachen.

Nous avons présenté le projet au Wipcoop Festival qui a pour spécificité de présenter des artistes qui n’ont pas forcément une formation en école d’art, ni un carnet d’adresses. C’est là que j’ai rencontré Cathy Min Jung, la directrice générale et artistique du Rideau. Immédiatement, elle m’a dit : je veux travailler avec toi. J’ai débuté très vite des résidences d’écriture. Et depuis, je vis le bonheur absolu.
 

Que raconte Kheir Inch’Allah ?

Contrairement à ce que l’on pense, Kheir Inch’Allah n’est pas un stand-up. C’est un mix de stand-up, de théâtre et de symbolisme. Je n’ai jamais voulu faire un stand-up. Sans doute parce qu’originaire des quartiers, c’était trop attendu. De même, le public du stand-up a la particularité de beaucoup interagir avec l’artiste. Ce que je ne veux pas forcément. J’ai besoin de déposer. Je vole ici 75 minutes de la vie des gens sur le mode : c’est ce que j’ai envie de vous dire ! On parlera, après. (Rires)

Kheir Inch’Allah est le récit populaire d’une fille qui a grandi dans le milieu ouvrier à Anderlecht. Elle est folle amoureuse de son quartier qui lui apporte beaucoup ! Son papa et sa maman sont extraordinaires ! Kheir Inch’Allah, c’est mon histoire. Mon père voulait un garçon. Il a eu une fille. Il a dû composer avec moi. (Sourire) Mais il ne s’est pas résigné. Il a fait de moi un garçon. Il m’a donné toutes les armes nécessaires pour affronter la vie. Parce que je suis fille unique, il s’est sans doute dit : elle va être seule. Il faut lui transmettre l’art de la débrouillardise. Ses bonnes intentions se sont avérées être un cadeau empoisonné : j’ai grandi en apprenant à n’avoir besoin de personne. Je faisais tout toute seule ! Je m’auto-suffisais. Ce qui inévitablement m’a amenée à divorcer alors que je désirais faire une place à l’homme que j’aimais.

Face aux injonctions sociétales, aux demandes implicites de la société de rentrer dans le moule de LA féminité, j’ai éprouvé la nécessité de me redéfinir en tant que femme. Qu’est-ce que ça signifie être une femme ? Qu’est-ce que la féminité ? Comment composer avec les codes de ladite « beauté féminine » ? Comment créer ma propre définition de la féminité sans être reléguée à la marge ? Autant de questions qui sont encore devant moi.

Si je me pose toutes ces questions, c’est parce que je viens des quartiers. Et surtout, parce que je suis une femme des années 2020. De la bourgeoise à l’ouvrière, toutes les femmes se posent ce type de questions. Le nœud est là. Nous avons toutes en commun des questions et des souffrances. Même si bien sûr, elles ne se matérialisent pas de la même manière chez chacune.
 

Que retirez-vous de votre expérience avignonnaise ?

J’ai le cœur qui déborde ! Je suis très sincère lorsque je dis ça. Je suis très heureuse d’être à Avignon. Je suis très chanceuse. J’ai bossé et des personnes ont cru en moi. Jeannine Horrion m’a proposé de jouer Kheir Inch'Allah à l’Épiscène dans le cadre du Festival Off. Dans la foulée, Cathy Min Jung et le Rideau ont décidé de m’accompagner.

Ici, je ressens à la fois de la joie et de la tristesse. Je vois très peu de spectateur·ices issu·es des quartiers dans les salles. J’ai été témoin de scènes qui m’ont heurtée au Festival. J’étais dans la salle lorsqu’un spectateur a frappé l’une des comédiennes « noires » du spectacle Carte noire nommée désir de Rebecca Chaillon. Tout à coup, j’ai réalisé que même l’espace du théâtre n’était pas un safe space.

J’ai moi-même subi le racisme ordinaire. Ainsi, une personne m’a dit : la diversité, c’est chouette mais elle ne doit pas être trop donneuse de leçon. Ou une autre, alors que la salle était remplie de femmes noires et de femmes portant le foulard : tiens, tes copines sont venues ! Comme si toutes les femmes arabes se connaissaient. Incontestablement, il y a encore beaucoup de travail à faire au festival.

Les professionnel·les du théâtre doivent comprendre qu’i·els ne peuvent pas décider seul·es du bon goût, ni des artistes qui doivent être (ou non) sur les plateaux. I·Els n’ont pas le monopole. Le théâtre a évolué, il n’est pas bloqué en 1640. Que ce soit en France ou en Belgique, il y a des visages arabes, ils ont des choses à raconter au théâtre

S’il y a bien un mot avec lequel je suis en conflit, c’est le mot « diversité ». Beaucoup disent : vous êtes le quota diversité du théâtre. Mais la diversité, c’est quoi ? C’est qui ?

C’est précisément la relation à « l’autre » qui me dérange. Ce qu’écrit la féministe Delphine Delphy dans son ouvrage Classer, dominer qui sont les « autres » ? prend ici tout sens. Elle y explore la question de l’oppression, de la domination et de l’assignation de « l’autre » : les femmes, les LGBTQIA+, les arabes, les indigènes, les pauvres. En bref, « l’autre », c’est toute personne qui n’est pas un homme hétérosexuel, blanc, de plus 50 ans.

Tout simplement, j’aimerais dire à tous·tes : lorsqu’il y a des manifestations contre l’homophobie, descendons dans la rue ! Lorsqu’il y a des manifestations contre l’islamophobie, descendons tous·tes dans la rue ! Nous devons prendre conscience de ce que nous avons en commun : il existe un patriarcat blanc qui décide de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas pour nous, qui catégorise et exclut. Il est temps d’en finir.

Justement, comment vous définissez-vous ?

Je suis Yousra Dahry. J’ai 33 ans. Je suis une enfant unique. Mon combat premier ce sont les Draris ! Je lutte de toutes mes forces contre leur stigmatisation. I·Els me portent autant que je les porte.

Je suis racisée ? Oui ! Mais ce n’est pas pour autant que j’ai envie de me présenter ainsi. Qui me désigne « personne racisée » ? À nouveau, la diversité, c’est quoi ? C’est qui ? Qui affirme que je suis « la diversité » ? Qui est-ce qui me pointe du doigt ?

Laissons aux personnes le droit de dire qui elles sont. Les théâtres doivent ouvrir leurs portes. Lorsque nous sommes sur scène, nous n’avons besoin de personne pour dire qui nous sommes. Jamais, je ne dirai à quelqu’un·e : toi, tu es ça !


Comment faire en sorte que les personnes qui font l’objet d’un processus de racisation soient sur les plateaux de théâtre ?

Les théâtres doivent faire preuve de curiosité. Ils doivent découvrir ce que font les artistes dans les petits théâtres de banlieue, sans les « infantiliser » comme je l’ai été : ton spectacle va tourner dans les écoles ! Non, ouvrez vos théâtres ! Faites preuve de modestie. Ce n’est pas parce que vous avez fait le conservatoire que vous n’avez plus rien à apprendre. Continuez vos conneries, nous avançons. Nous avons internet. Nous n’avons plus forcément besoin des théâtres qui existent grâce à l’argent du contribuable. Nous avons le droit d’être là.

Un jour, alors que je remerciais Cathy Min Jung, elle m’a répondu : c’est mon job. Je suis payée pour le faire. Ce qu’elle m’a dit, m’a fait l’effet d’une claque. J’ai réalisé qu’affirmer qu’on me le devait, ne faisait pas de moi une personne ingrate. Au contraire.

Pour moi, il est important de diversifier les programmations. Un jour, une journaliste m’a dit : ça serait bien qu’on ne propose pas seulement aux personnes des quartiers des spectacles qui leur ressemblent. Il faudrait aussi leur proposer des spectacles qui ne leur ressemblent pas. En retour, j’aimerais lui demander : cela fait combien de temps que les bourgeois·es regardent des spectacles qui ne leur ressemblent pas dans les théâtres ? Cela fait combien de temps qu’on ne nous relègue pas en arrière-plan dans les théâtres ? Et on voudrait déjà nous faire aimer des spectacles qui ne nous ressemblent pas ?

Cela fait trop longtemps que nous sommes tenu·es à l’écart. Pour l’instant, laissez-nous le droit de dire qui nous sommes. Il n’y a qu’à regarder ce qui se passe au Festival d’Avignon. Certain·es spectateur·ices sont content·es de regarder et écouter les personnes qui leur ressemblent. En revanche, lorsqu’i·els regardent les personnes qui ne leur ressemblent pas, i·els les frappent.
 

Comment « faire Avignon » a-t-il fait bouger le spectacle ?

Je ne sais pas si « faire Avignon » m’a déplacée. En tout cas, avant d’être programmée au Festival Off, j’ignorais ce qui m’attendait véritablement. Même si on m’y avait un peu préparée : tu vas devoir tracter dans la rue. Il y aura beaucoup de programmateur·ices internationaux·les, beaucoup de pression. Je suis arrivée très craintive au festival. C’est vrai. Tant qu’on ne l’a pas vécu, on ne sait pas ce que ça signifie vraiment « jouer tous les jours sauf le lundi », « faire en sorte que le jeu ne devienne pas mécanique ? » J’essaie de me ménager un peu.

J’aimerais découvrir davantage de spectacles, mais après avoir joué, je suis souvent trop fatiguée. J’ai cependant découvert le spectacle À l’origine de Toma à l’Arrache-cœur. Il y a beaucoup d’artistes belges à Avignon. Une partie de la compagnie Les Voyageurs sans Bagages a vu Kheir Inch’Allah. Ce soir, c’est à mon tour d’aller voir leur pièce. Au Festival, le rythme est très intense. (Rires)


Le Festival se clôture aujourd’hui. Quel est votre sentiment ?

Il faut s’ouvrir au monde sans oublier d’où l’on vient. Avignon, c’est beaucoup de travail. On réfléchit tout le temps : qui suis-je dans le brouhaha ? Je sais d’avance que lorsque je vais rentrer, je ne vais pas pouvoir tout raconter. Il est difficile de comprendre ce qui se passe ici lorsqu’on ne l’a pas vécu. J’ai à la fois envie de rentrer à Bruxelles et rester à Avignon. (Rires) C’est très addictif !

Beaucoup de programmateur·ices sont venu·es voir la pièce. J’en suis très heureuse. Mais en toute honnêteté, ce qui me réjouit le plus, c’est lorsqu’on me dit : « les personnes des quartiers » sont dans la salle. Là, j’explose de joie.

Lorsque des jeunes sont venu·es à vélo de Molenbeek à Avignon pour voir Kheir Inch'Allah, des personnes les ont pris·es en photos à la sortie du spectacle. Je leur ai dit : hey, calmez-vous, ce sont des Molenbeekois, pas des otaries ! Des mamans, des jeunes et des éducateurs du 93 sont également venu·es me voir jouer ! Ce qui m’a beaucoup émue. Je rentre sur scène sur la chanson Saint Denis de Kool Shen de NTM.

Lorsqu’on leur dit : vous existez ! Ça marche ! Il faut arrêter de dire que les quartiers se désintéressent des théâtres. Ce sont les théâtres qui se désintéressent des quartiers. Il est important que vous vous demandiez : pourquoi voulez-vous leur faire passer le seuil ? Pourquoi voulez-vous les faire venir ? Si c’est pour vous donner bonne conscience, c’est inutile.

Lorsque j’étais éducatrice, j’entendais souvent : on n’arrive à toucher les mamans mais pas les papas. Pourquoi ? Est-ce que c’est la pêche aux canards ? Avant tout, je questionne le sens de ce que nous faisons. Certain·es personnes me disent : votre spectacle est nécessaire ! I·Els vont apprendre des choses. Mais, leur apprendre quoi ? Pourquoi « infantiliser » ?

Les bêtises les plus grosses que j’entends, sont souvent dites par les personnes qui travaillent dans les cabinets. J’ai envie de leur dire : frère, tu as lu des bouquins toute ta vie. Sors ton nez de ton livre ! Même Monclar (ndlr : Monclar est l’un des quartiers sud avignonnais très pauvre) est venu voir Kheir Inch'Allah ! (Sourire)

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en juillet 2023 au Festival Off Avignon dans le cadre de sa collaboration avec la revue W+B / Wallonie-Bruxelles International.

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024