Douce désobéissance
Voie, Voix, Vois
Comment imaginer à égalité des relations, des vies et des matières sur le plateau partagé ? Dans un précipité de voix, de musique, de corps et de textures qui lui sont si chers, l’artiste protéiforme Gaël Santisteva nous raconte la performance Voie, Voix, Vois qu’il a créée avec le musicien Antoine Leroy et l’artiste pluridisciplinaire porteur de handicap Saaber Bachir. La liberté y est folle, la douceur désobéissante, aussi.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le processus de création ?
L’idée première de Voie, Voix, Vois est de collaborer. Et surtout, de ne jamais être en surplomb avec une idée. Comment pouvons-nous tous être à égalité, à l’écoute des désirs de chacun ? Antoine Leroy est à la musique, Saaber Bachir aime beaucoup la prosodie, la poésie et les textures. Il a brodé, par exemple, le tapis que l’on voit dans la pièce. En amont, j’ai défini le cadre dans lequel nous pouvions tous les trois nous exprimer librement, en toute confiance. Nous avons fait beaucoup d’improvisations. Jusque-là, Saaber n’avait jamais vraiment improvisé. Il m’importait donc de lui laisser toute la place nécessaire. Lorsque nous avons débuté le travail, Antoine faisait des improvisations musicales sur lesquelles Saaber improvisait avec un micro. Pour nous, il était important que sa voix, inspirée par la musique et les rythmes, sorte avec son propre tempo et ses propres dynamiques. Saaber a produit beaucoup d’improvisations vocales et corporelles.
Sur la base des répétitions filmées, nous avons isolé ensemble les moments les plus forts, les plus justes. Ce qui, en retour, nous a beaucoup questionné en termes de mise en dramaturgie et de temporalités. Bien évidemment, j’ai été amené à opérer des choix, à trancher mais toujours en étant à l’écoute de ce que Saaber avait envie de dire ou de faire passer au public.
Ce qui n’est pas toujours évident. Saaber a mille nouvelles idées à la minute. (Rires) On pourrait présenter un spectacle différent chaque jour. D’une certaine manière, nous sommes retournés à l’école : qu’est-ce que ça signifie créer un spectacle ? Une fois que le spectacle était là, on le reproduisait. Ce qui était totalement incongru pour Saaber. Il nous demandait toujours : « pourquoi doit-on toujours refaire la même chose ? » (Rires) Saaber est très observateur. Il maîtrise aujourd’hui bon nombre de techniques scéniques. Il sait ce que ça veut dire créer un spectacle !
Comment les qualités propres à Saaber Bachir influencent-elles intrinsèquement la forme de Voie, Voix, Vois ?
Dans le spectacle, il existe des zones libres. En dépit d’une structure très écrite, je ne peux pas enfermer Saaber dans une écriture trop rigide. Dans le spectacle, je réalise une vraie interview avec lui. Ce qui signifie que ses réponses peuvent changer d’une représentation à l’autre. Je m’adapte. Je le suis constamment. Pareil, pour les listes de mots qu’il égrène. Les mots peuvent changer. (Rires) Nous acceptons l’imprévisibilité. Nous ne pouvons pas tout maîtriser. Et les publics doivent également l’accepter. C’est ce que nous apprennent les personnes porteuses de handicap : l’humilité ! Nos cerveaux neurotypiques ne peuvent pas tout comprendre.
Je pense qu’il est beaucoup plus intéressant d’accepter les décalages que de vouloir absolument les gommer. Ou pire les conformer à nos manières de voir ou de faire.
Justement, de quelle manière travailler avec Saaber Bachir a-t-il modifié votre propre pratique artistique ?
Je me pose souvent la question. Sincèrement, je ne sais pas. J’ai commencé à travailler avec les personnes porteuses de handicap presque par hasard. Étonnamment, ça s’est avéré très naturel. Bien sûr, je me suis posé des questions d’ordre éthique : est-ce que les personnes avec lesquelles nous travaillons sont pleinement conscientes de ce que nous faisons ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de les manipuler ?
Cela étant dit, j’ai toujours aimé travailler avec des artistes qui sortent facilement des limites, qui sont un peu borderline. C’est précisément ce qui m’intéresse. Aller en deçà des règles, de ce qui est préétabli. C’est bien ce qui caractérise aussi les personnes porteuses de handicap, elles n’obéissent pas ou peu aux normes.
Je ne sais pas si l’expérience de Voie, Voix, Vois a modifié ma manière de travailler. Mais en tout cas, elle m’a beaucoup apporté. Aujourd’hui, je sais que je cherche une forme douce de désobéissance scénique dans les arts du théâtre, de la danse et de la performance. (Sourire)
— Entretien réalisé par Sylvia Botella en octobre 2024