L’exploration d’un terrain tremblant
Éléna Doratiotto & Benoît Piret
Depuis quelques années, Éléna Doratiotto et Benoît Piret développent en binôme un langage théâtral singulier. Après le succès critique et public de Des caravelles et des batailles, leur premier spectacle, ces deux artistes multi-casquettes – auteur·ices, porteur·ses de projet et acteur·ices – poursuivent leurs intuitions de forme et de propos qui les mènent à présent vers une deuxième création, Par grands vents.
Éléna Doratiotto (1988) et Benoît Piret (1986) sont tous deux originaires de Namur (Éléna a grandi dans village de Bovesse), mais i·els ne se côtoient véritablement qu’en entrant au Conservatoire de Liège, l’ESACT (École Supérieure d’Acteur·ices de Liège).
Les premiers projets
Pendant sa formation, Éléna rencontre les metteurs en scène flamands Raven Ruëll et Jos Verbist qui lui proposent de jouer dans leur mise en scène de Baal. En 2011, le spectacle est présenté en Belgique et au Pays-Bas. Elle poursuit la collaboration avec eux et joue également dans Tribunaal en 2013, dans Oeps en 2016, puis dans Nachtasiel en 2017, au Théatre Antigone à Courtrai, avec la même équipe d’acteur·ices francophones et néerlandophones.
Après sa formation, Benoît travaille avec différents metteurs en scène aux univers variés. En 2009, il joue dans Mars de Fritz Zorn, mis en scène par Denis Laujol et en 2010, dans Les Exclus, d’après le roman d’Elfriede Jelinek, mis en scène par Olivier Boudon. S’ensuit la rencontre avec Nicolas Luçon qui lui confie le rôle de Jacob dans L’Institut Benjamenta, adapté du roman de Robert Walser (pour lequel il est salué aux Prix de la Critique 2011). Dès 2009, Benoît commence également l’aventure avec le Raoul Collectif. En 2013, il joue dans Money !, une création collective orchestrée par Françoise Bloch (Zoo Théâtre), puis dans Études, une autre création de Françoise Bloch. Éléna participe aussi quelques années plus tard à un spectacle de la compagnie Zoo Théâtre : Points de rupture. S’ensuit depuis lors une complicité entre le binôme et la metteuse en scène.
Les voyages en train
Bien qu’i·els côtoient les mêmes milieux, Benoît et Éléna ne se sont pas encore retrouvé·es ensemble sur scène. Le spectacle Zoro et Jessica leur en donne l’occasion. En 2011, ce spectacle jeune public des Ateliers de la Colline, mis en scène par Quantin Meert – dans lequel Benoît et Éléna incarnent des animaux curieux – tourne dans toute la Belgique et en France. De longues heures passées dans les trains à traverser les paysages amènent les deux artistes à se partager de nombreuses lectures (romans, poésie, essais…), à évoquer des intuitions de matières et d’univers qu’i·els désirent explorer. Éléna et Benoît se découvrent une complicité en même temps qu’une certaine affinité humaine et artistique. Peu à peu, nait l’envie d’entamer une recherche ensemble, d’explorer un nouvel espace commun. C’est ainsi que début 2014, i·els entament une série d’ateliers dans le cadre du processus d’accompagnement du théâtre de L’L, qu’i·els poursuivront jusque fin 2015.
Au cours de leurs résidences à L’L, la matière qui servira de base à leur premier spectacle, Des caravelles et des batailles, émerge et se tisse. Les deux artistes se lancent ensuite dans la construction d’un spectacle, en y associant progressivement une équipe d’acteur·ices complices de leur univers et de leur écriture – Anne-Sophie Sterck, Jules Puibaraud, Salim Djaferi et Gaetan Lejeune. Le spectacle voit le jour en 2019 (création à Vitry-sur-Seine et au Festival de Liège) et, malgré les années Covid, bénéficie d’une belle tournée.
Intuitions, imaginaires et puissance des mots
Éléna Doratiotto et Benoît Piret travaillent à partir d’intuitions, sans vouloir figer les choses. Loin d’ell·eux l’idée d’arriver avec un propos totalement défini à l’avance ou des intentions qu’il ne faudrait pas en partie découvrir depuis le travail d’écriture et de plateau.
Au départ, diverses matières (littéraires, historiques, poétiques, sociologiques, philosophiques…) sont étudiées, croisées, discutées, notamment en ce qu’elles présentent ou proposent comme intuitions directement scéniques. Ces intuitions – parfois considérées comme des « énigmes » –, sont ensuite explorées, interrogées, prolongées, alternativement à table et au plateau, en binôme et avec les acteur·ices.
Cet espace-là, l’espace du travail, est aussi celui qui, à un moment donné, fixe les gestes et les mots du spectacle à venir. Éléna et Benoît y portent une attention particulière : pour ell·eux, la puissance du théâtre est donnée par les mots, leur force évocatrice, et par la conviction et la sensibilité du jeu des acteur·ices.
Précision des gestes, des mots et fantaisie d’univers – quel endroit de résistance l’imaginaire vient éveiller, nourrir ? « Créer des foyers pour l’imagination est l’acte le plus politique que l’on puisse imaginer ». Cette citation d’Heiner Müller les a guidé·es pour la création Des caravelles et des batailles et les anime toujours aujourd’hui.
Le but de la représentation, enfin, serait de créer un vertige, un trouble vécu au présent du plateau. C’est l’instabilité qui crée le théâtre. Le duo désire que le public soit aussi dans une certaine instabilité. Éléna et Benoît aiment à penser que chaque spectacle contient un secret que les acteur·ices partagent et mettent en jeu avec une certaine malice. Leur plait l’idée que quelque chose d’insaisissable ou d’indicible doit traverser la pièce en filigrane, ce qui fait que l’expérience n’est pas uniquement « donnée à voir au public » mais qu’elle circule au présent entre le public et le groupe au plateau, complices ensemble d’un monde qui se construit.
Le travail en collectif
Travailler en collectif fait partie de l’ADN des deux artistes. Le duo, même s’il permet un espace plus intime, n’est-il pas d’ailleurs le plus petit collectif possible ?
Parallèlement au travail qu’elle mène avec Benoît Piret, Éléna fait partie du collectif La Station qu’elle co-crée aux côtés de Cédric Coomans, Sarah Hebborn et Daniel Schmitz. Leur première création, Gulfstream, reçoit le Prix de la ministre de la Culture aux Rencontres de Huy 2014. Ce collectif, mû par une fascination commune pour l’âme humaine, explore, au moyen du théâtre, ses contradictions et son insondabilité. Leur second spectacle, Parc, a été sélectionné au Festival d’Avignon Off au Théâtre des Doms en 2021.
Benoît, quant à lui, co-fonde en 2009, le Raoul Collectif avec Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia et Jean-Baptiste Szézot. « De la friction de leurs cinq tempéraments se dégage une énergie particulière, perceptible sur le plateau, une alternance de force chorale et d’éruptions des singularités, une tension réjouissante, tant dans le propos que dans la forme, entre rigueur et chaos, gravité et fantaisie. » Chacun de leurs spectacles s’accompagne d’un beau succès public et de larges tournées : Le Signal du promeneur (2012), Rumeur et petits jours (2016) et Une cérémonie (2020).
Même si Éléna et Benoît sont les porteur·ses de leurs projets, des fidélités se sont créées avec des créateur·ices complices de leur dramaturgie (Anne-Sophie Sterck, Jules Puibaraud, Nicole Stankiewicz), ainsi que de leur dispositif technique et création lumière (Philippe Orivel, Clément Demaria).
Par grands vents / Faire trembler la pensée
En 2021, Benoît et Éléna commencent progressivement le travail de recherche pour Par grands vents. Si cette prochaine création s’inscrit dans les traces de leur premier spectacle, elle désire aussi s’en démarquer. Alors que la narration de Des caravelles et des batailles était très tissée, quelque chose de plus brut s’agite dans Par grands vents. L’univers se permet d’être plus fragmenté et le récit se tisse moins autour d’une fiction qu’à partir de strates accumulées. C’est aussi une toute autre équipe d’acteur·ices (Tom Geels, Marthe Wetzel, Fatou Hane, Bastien Montes) qui les accompagne.
Pour cette nouvelle création, leurs intuitions se sont dirigées vers des matériaux inclassables de l’ordre de la poésie, ainsi que vers des êtres brisés, dépourvus de langage et dénués de toute construction sociale. Parmi leurs inspirations, il y a l’histoire de Kaspar Hauser, un jeune garçon retrouvé, un beau matin de printemps 1828, sur la place de Nuremberg, titubant, l’air épuisé, ne répondant à aucun code et ne prononçant que quelques mots. Les autorités et le corps médical arriveront à la conclusion « qu’il a été tenu éloigné, sous la contrainte et de la façon la plus incroyable, de toute éducation humaine et sociale ». On comprend que Kaspar a été enfermé dans le noir jusqu’à ses seize ans. Il fait la découverte du monde – la lumière, les sons, les couleurs, les odeurs, l’Histoire, les codes, la culture, le langage… – en une seule fois. De nombreux écrits relatent ce fait divers. Ce trop-plein de sensations, d’affects et cette sensibilité proche de l’enfance qui caractérise Kaspar intriguent Benoît et Éléna qui désirent à leur tour explorer davantage cette ultra-sensibilité à travers des personnages.
Le binôme est également marqué par la phrase du philosophe Jean-Christophe Bailly à propos de Kaspar : « Ce que peuvent bien être l’innocence et la faute, ce que sont la civilisation et le langage, ce que sont les hommes, les bêtes, les odeurs, les couleurs, le jour, la nuit – tout cela, au lieu d’être plus ou moins admis, plus ou moins su, est remis à la pensée comme un terrain tremblant. » C’est-à-dire que cette sensibilité permet de reconsidérer comme neuf tout ce qui est établi. Pour indiquer les contours de ce qui les occupe, le duo fait sienne cette expression de « terrain tremblant » et la transpose sur le plateau afin de jouer avec ce qui est difficile à dire, ce qui est invisible ou impossible à représenter. I·Els rejoignent à ce sujet l’écrivaine et poétesse Annie Le Brun qui évoque et dénonce ce qu’elle appelle « une dictature du visible ».
Considérer ce qui « fait trembler la pensée » les amènent à la (re)lecture des tragédies grecques antiques. L’intérêt et l’amusement qu’i·els y prennent les mettent face aux vertiges de ses contenus, à ces autres trop-pleins qu’i·els désirent explorer dans Par grands vents.
Leur intention serait celle d’un poème joué, vécu et raconté par des êtres déroutants. Des êtres qui se débattent – entre autres choses – avec les manières d’appréhender le monde et de se représenter la violence. Avec l’idée que le théâtre, lui-même lieu de parole, a quelque chose à faire avec ce rituel tremblant.
Après une sortie de résidence présentée au Théâtre Les Tanneurs en juin 2024, le spectacle sera créé à l’automne 2024, aux Célestins à Lyon avant de venir au Théâtre Les Tanneurs.
— Entretien repris du Théâtre Les Tanneurs