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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Les émotions ne rentrent pas dans un carré

Foutoir céleste

La Compagnie Cirque exalté repousse encore le cirque hors de ses limites dans Foutoir céleste. De quoi semer la transe avec le dieu Coyote sous chapiteau à UP - Circus & Performing Arts. Conversation avec la metteuse en scène Sara Desprez qui explore par circonvolutions, le secret des mouvements de la vie, toutes les vies. Avec elle, la joie profonde revient.
© Foutoir Céleste

Vous mettez en scène Foutoir céleste – la première création sous chapiteau de la compagnie. La pièce déborde d’énergie, les rituels de transe et de ronde y ont toute leur place. Comment avez-vous été amené à travailler dessus ?

À l’origine, nous voulions travailler sur les fêtes les plus vieilles du monde, celles qui célèbrent la nature sauvage, humaine, terrestre. C’est donc tout naturellement que nous nous sommes inspiré·es du cercle, des cycles, du circulaire. Quelque chose qui ne s’arrête jamais, qui tourne, qui tourne, qui tourne, et dont l'énergie monte en permanence.

La mort, la naissance, le deuil, le changement, la vieillesse, les bouleversements : tout ça fait partie de la vie. Et les fêtes, en y affirmant le changement avec joie, permettent de toucher à l'acceptation.

Cela dit, depuis très longtemps, nous avions envie de créer sous chapiteau. Il suffisait d’attendre le « bon » projet. (Sourire)

Nous avons débuté le travail sur les énergies, les rites et la fête juste avant l’épidémie de Covid-19. Ce qui, rétrospectivement, n’est pas anodin. Après un brutal coup d’arrêt, bon nombre d’artistes se sont plongé·es dans la transe. Sans doute, pour resserrer les liens entre les personnes de manière viscérale plus que mentale. D’une certaine manière, la crise a appelé des « réponses » de nature artistique – qui sont selon moi, plus une réelle nécessité qu'un effet de mode.

Concrètement, nous avons exploré les rites amérindiens, le Samā des derviches tourneurs, les processions en circumambulation, les raves-parties et les fest-noz – qui célèbrent les changements de saison, les rites de passage (par exemple, celui du passage à l’âge adulte). Nous nous en sommes inspiré·es pour créer nos propres rites. Et célébrer l’avènement du dieu Coyote.
 

La première création de la Compagnie Cirque exalté s’intitule Coyote. Y a-t-il un lien entre les deux créations ?

À maints égards, chaque spectacle rouvre des possibles. Autrement dit, chaque création en appelle une autre. Et ainsi de suite. C’est en travaillant sur le solo Coyote avec le jongleur Angelos Matsakis – co-directeur de la compagnie et passionné des peuples amérindiens – que nous avons été amené·es à découvrir la figure du dieu Coyote. D’où le nom de ce spectacle en solo, même s’il ne l’évoque pas directement.
 

Qui est le dieu Coyote ?

Après trois ans de recherche intense, le dieu Coyote demeure insaisissable. Sans doute parce que le mythe varie d’une géographie à une autre, d’une tribu à une autre. En tout cas, il nous titille. Il nous remet sur le droit chemin. Mais pas au sens où l’entendent les Occidentaux. Le Coyote est dans notre ventre. Il met le foutoir, il nous amène à explorer des endroits jusque-là insoupçonnés et insoupçonnables. Avec lui, nous sommes en face de nous-mêmes, de nos limites, de nos envies d'oser !

À sa manière, le dieu Coyote incarne notre vulnérabilité. Quelle est-elle ? Elle nous invite à redéfinir nos relations au sauvage ; face auquel, nous nous sentons extrêmement vulnérables en tant qu’être vivant. C’est pourquoi, nous nous protégeons. Nous nous enfermons dans nos maisons, nous mettons sans cesse des limites, des barrières entre la rationalité et l’émotionnel, comme si l'un devait dominer l'autre. Nos sociétés actuelles laissent peu la place à la sensibilité.

Toutes ces questions sont devant nous dans Foutoir céleste. Les émotions, les sentiments ne rentrent pas dans un carré. Ils débordent et interrogent nos limites en profondeur. C’est là précisément où la vulnérabilité et le sauvage se nouent. C’est comme un accouchement, ça sort ! (Sourire)


Ce qui est frappant, c’est la manière dont le rituel travaille l’espace circassien.

On le voit bien dans la scène d’ouverture qui est une longue procession en circumambulation, largement inspirée du Samā des derviches tourneurs. Concrètement, pour la mise en scène, j'ai emprunté deux chemins parallèles. L’un très technique : nous avons travaillé collectivement sur la recherche spécifique des portés acrobatiques en circulaire constant. L’autre, très artistique : nous avons travaillé collectivement les mises en état par le biais d’improvisation guidées en musique.

Nous avons exploré le regard. Qu'est-ce que l'on peut donner juste avec notre regard ? Comment pouvons-nous nous laisser plonger dans un regard ? Comment nous relions-nous par le ventre ? Comment créer cette grande marche sans commencement, ni fin, ininterrompue ? C’est précisément le sujet de Foutoir céleste : le rituel de la marche qui est celui de la naissance, de la mort, des débuts et des fins. Le groupe marche, ne se lâche pas du regard. Et nous faisons monter l'énergie, lâchant la tête pour se relier au corps, ensemble.

Concrètement, nous avons énormément travaillé sur les différents états de manière à les laisser « monter », en écoutant les sons, en conscientisant nos corps, toutes les émotions qui nous traversent. Tout simplement, en restant attentif·ves à cel·lui qui est à nos côtés. Pour mieux saisir et comprendre les nécessités de chacun·e.

C’est vrai, la chorégraphie a nécessité un travail d’écriture considérable et sophistiqué, car il n'y a aucun repère, seulement des spirales dans des spirales, des vagues dans des vagues. Tout s’emmêle.

Quel est pour vous le rôle des spectateur·ices ?

Précisément, nous n’attendons rien des spectateur·ices. Étant entendu que nous avons créé une sorte d’envoûtement englobant, une sorte de bain de bienveillance. La séparation scène/salle est cassée. Ce qui forme des cercles. Les spectateur·ices font partie véritablement du dispositif scénique. En ce sens, j’ai été très influencée par le spectacle de rue AROUND de la compagnie Tango Sumo sur la musique entêtante du compositeur Romain Dubois, un compositeur avec lequel nous travaillons d’ailleurs. Nous avons l’envie irrépressible de danser avec ell·eux. Sans doute, l’effet des neurones miroir. (Rires).

C’est précisément ce que nous voulons dans Foutoir céleste. Respirer, vivre par notre corps ! Sans limites. Si les spectateur·ices ressentent ce que nous ressentons, nous sommes heureux·ses. Je me souviens du commentaire d’un spectateur : « la spiritualité, les connexions… d’habitude, je trouve ça trop pourri. Mais là, j’ai ressenti un vrai truc ! ».

Surtout que les spectateur·ices viennent comme i·els sont. En espérant qu’i·els fassent rituel avec nous ! Mais avant tout, ce qui nous importe, c’est qu’i·els se sentent bien. (Sourire)
 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre actualité ?

Actuellement, nous tournons également le spectacle Amant. C’est, tout simplement, un homme et une femme qui « dansent » acrobatiquement sur un espace circulaire réduit. Une autre façon d’aborder la transe, ici et maintenant avec les spectateur·ices qui peuvent aussi venir danser et réaliser des portés. Il y a une très grande part d’improvisation, chaque représentation est unique. On y entend aussi des textes sur le deuil, et surtout sur l’espoir et la résilience.

C’est vraiment notre ADN : créer un espace d’espoir exalté. Un mélange étonnant de chagrin, de tristesse, et aussi d’acceptation, de réconciliation et de joie. C’est bien ce que nous voulons transmettre. Pour moi, c’est l’émotion la plus belle. La joie profonde ; celle qui vient du fond des tripes ! (Rires)

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en septembre 2024

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024