Passer au contenu principal
Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Le théâtre hors de ses gonds, la résonance

Claude Schmitz

Le Garage inventé
Ce qu’il advient d’une rencontre, comment l’imprévisibilité surgit d’une résonance entre ce que l’on voit, ce que l’on écoute et ce que l’on pense, ce que nous dit un artiste… Tout cela produit quelque chose d’inextricablement magiquement lié, quelque chose de nouveau. Nous avons rencontré le metteur en scène et cinéaste Claude Schmitz, l’un des plus marquants de sa génération. Il serait à peine exagéré de dire que sa dernière création Le Garage inventé, c’est LA création hors de ses gonds.
© Elsa Stubbe

Vous mettez en scène en chamane. Vous filmez en chamane. Vous faites entrechoquer les mots, les images, le son, les règnes et interrègnes, vous tissez un ensemble de relations sensibles. D’une certaine manière, vous « désanthropocentrez ». Vous mobilisez une forme d’animisme en chacun·e de nous, en toute chose. Tout est animé par une force vitale : les êtres humains, les objets, les lieux. Ce n’est pas une seule chose que l’on voit dans Le Garage inventé.

Mon travail est très empirique. C’est un processus qui ne s’arrête pas. Dans mes créations, les dramaturgies ne sont pas « fermées », ni « enfermées ». L’architecture se ramifie, les racines rejoignent d’autres racines jusqu’à l’extrême. J’aime les chemins de traverse.

À cet endroit-là, le vivant guide le projet au fur et à mesure qu’il se construit. C’est une sorte de danse entre « ce qui est prévu » (ou « plan ») et « ce qui n’est pas prévu » qui produit quelque chose de nouveau, d’imprévisible.

Tout simplement, je donne la parole à tous les éléments qui opèrent : le temps, la nature, les êtres humains, les êtres non-humains. Ils ont leurs mots à dire.

Dit autrement, je me plonge dans un état de disponibilité aux êtres, aux choses. Ce qui signifie que je travaille sur des schémas de construction dramaturgiques précis en demeurant ouvert à tout ce qui m’entoure. Je questionne constamment le « plan ». Tout est inextricablement lié. (Rires)
 

À l’instar de la pièce Un royaume (2020-2023) et du film Lucie perd son cheval (2021) – pour ne citer qu’eux –, dans Le Garage inventé, vous englobez la présence du théâtre.

Au théâtre, l’idée même du théâtre comme machine à fabriquer des histoires me fascine. C’est pour moi, le lieu central. J’éprouve un grand amour pour tous ces bâtiments qui présentent les vivant.es et les fables. J’aime montrer toute la machinerie crûment. Ce qui n’empêche pas la magie d’opérer. Au contraire, bien au contraire.

C’est dans un espèce de glissement entre l’artifice et le vivant, entre l’artificialité et les présences que se situe mon travail, dans les frottements continuellement mis en scène. Sans doute pour mieux comprendre. Ou en tout cas, rendre visible.

Dans mes créations, les scénographies sont imposantes, les dispositifs sonores, plastiques et visuels sont extrêmement puissants. Par contraste, ils dévoilent progressivement l’espace et la fragilité de la présence. C’est précisément ce qui me passionne.

C’est en commençant à réaliser des films, il y a une dizaine d’années, que j’ai mieux compris ce qui m’intéresse au théâtre : la vibration. Par définition, le théâtre est un art vivant. Mais en réalité, bon nombre de spectacles nous confrontent peu au vivant. Le théâtre est trop souvent appréhendé de manière statique. Ce qui m’ennuie profondément.

Au cinéma, c’est vrai, le théâtre continue à me fasciner. Cela tient sans doute à ma manière de filmer. Je filme en plan fixe. Ça dure. (Rires)
 

Attardons-nous sur une scène prodigieuse du Garage inventé qui est, selon vos mots, un « ballet mécanique ». Où le plateau « retentit » loin, hors de la salle. Ce qui fait d’ailleurs penser à la pièce Stifters Dinge du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels présentée en 2008 au Festival d’Avignon, « une œuvre pour piano sans pianiste mais avec cinq pianos, une pièce de théâtre sans acteur·ice, une performance sans performeur·se mais avec de la lumière, des images, des bruits, des sons, des voix off, du vent et du brouillard, de l’eau et de la glace ».

Le ballet mécanique est comme un espace de liberté sans acteur·ices, où l’on peut expérimenter, par le biais des sons et de la lumière, quelque chose qui est semblable à une partition scénographique. Soudainement, l’espace raconte. Le décor n’est plus seulement un décor, il respire. Les sons ne sont plus seulement des sons, ils parlent.

Se profile là sans doute mon goût pour les cinéastes qui expérimentent de près les moments de pure abstraction dans des films pourtant très narratifs. C’est le cas notamment de Stanley Kubrick avec 2001 Odyssée de l’espace : le personnage fait une sorte de voyage spatio-temporel. Kubrick ne le traite pas comme tel, mais le laisse affleurer, en faisant tout simplement un champ-contrechamp. Le champ, c’est le visage du voyageur. Le contrechamp, c’est le défilement de la lumière. Le voyage est la liaison de deux plans. L’un est de la pure couleur. L’autre est le visage. Si l’on isole cette séquence du reste du film, celle-ci n’est plus narrative, elle devient expérimentale. C’est fascinant. Les spectateur·ices acceptent d’emblée une forme totalement expérimentale dans une œuvre narrative.

C’est précisément ce qui m’intéresse au théâtre : tout à coup, amener les spectateur·ices dans des zones formelles (ou « trouées ») qu’i·els n’auraient pas spontanément expérimentées. Ainsi, Le Garage inventé se clôt sur un film expérimental qui, raccroché au spectacle, fait sens dans la narration mais qui, isolé, n’est pas du tout narratif. Ce sont des couleurs, des paysages, des visages.

C’est moins l’histoire que le récit qui m’intéresse. L’histoire du Garage inventé est très simple, et la manière de la raconter est complexe.

Depuis la nuit des temps, nous racontons les mêmes histoires. C’est en les racontant différemment que l’on peut raconter quelque chose de nouveau.


C’est étonnant. Vous utilisez le mot « partition » mot emprunté au vocabulaire de la musique – pour parler de votre travail.

Pour moi, tout est rythme, musicalité. L’entrechoquement des dynamiques, des présences plastiques et/ou humaines m’intéresse de plus en plus.

Le spectacle est fait de médiums extrêmement différents qui, mis ensemble (ou collage) constitue une partition très précise, composée de trois « objets » parfaitement identifiés et identifiables créés sur une ligne du temps : le film d’ouverture, réalisé il y a trois ans ; le film de clôture, réalisé il y a un an ; le spectacle répété il y a un peu plus d’un an. Justement, voilà ce qui n’est pas attendu, ce qui est nouveau. C’est ce qui se passe avec cette mixité de textures, de rythmes, de dynamiques. Je travaille également avec des personnes qui amènent beaucoup de leur vie sur le plateau. Après tout, mon premier grand choc théâtral est la captation filmique de La Classe morte de Tadeusz Kantor ! Tout ce que je fais, n’est pas hasardeux ! (Rires)

Ce que vous dites, fait penser au concept de « résonance » développé par le philosophe allemand Hartmut Rosa en réaction à la société de « l’accélération ». Il décrit la résonance ainsi : « un mode d’être-au-monde, c’est-à-dire un type spécifique de mise en relation (…) dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement ». Concept qu’il met également en lien avec la musique métal dans son dernier opus No Fear from Dark.

Effectivement, je travaille avec beaucoup de fans de métal. (Rires) Pour moi, le concept du génie créateur est très galvaudé. Nous nous transformons constamment au contact de ce qui nous entoure. Tout simplement, des vies. C’est réellement ce qui me passionne. Je crée des objets artistiques baroques continuellement questionnés par le vivant. Je ne crains pas le débordement.
 

Justement, est-ce pour vous une manière de résister à l’accélération qui nous fait perdre le sens, les liens ?

Qu’est-ce que ça signifie « être au présent » ? Qu’est-ce que ça signifie « être là » face à la frénésie qui vise constamment l’efficacité ? À l’évidence, je recherche l’anti-efficacité. Pour rendre le présent visible, il faut créer l’écrin qui permet aux personnes de ressentir la vibration. D’ailleurs, le film d’ouverture se déroule chez des moines bouddhistes qui interrogent la présence.

Le cinéma et le théâtre racontent le vivant. Au cinéma, il s’agit d’enregistrer le présent. Tandis qu’au théâtre, il s’agit de le montrer. Dire ça peut sembler banal. (Rires) Mais c’est plus complexe qu’on ne le pense.

C’est la raison pour laquelle j’aime travailler avec des acteur·ices qui ne sont pas professionnel·les. Ça charrie des scories qui se frottent à ce qui est efficace. Dans la Netflixisation de la société, il existe des machines à produire des histoires mais elles ne montrent plus grand-chose de l’humain. Il faut du temps pour s’intéresser à la présence !
 

C’est ce que les spectateur·ices expérimentent précisément dans Le Garage inventé ?

Absolument. Par le biais du personnage de Lucie, sorte d’Alice au pays des merveilles, mi-fictionnelle mi-réelle qui traverse et conscientise les mondes –, i·els y réinterrogent aussi la place des personnages féminins dans nos récits.

Cela étant dit, je dresse le portrait de chacun·e dans la pièce. I·Els sont tous·tes des personnages double-brin de fiction et de réel, des hybrides. On ne sait jamais ce qui est vrai, ce qui est faux.
 

En sus, pour parler de votre dernier film L’Autre Laurens (2023), vous évoquez le théâtre Shakespearien. Pourquoi ?

Ce qui m’intéresse chez Shakespeare, c’est moins ses pièces que sa manière de raconter des histoires. Une manière somme toute très contemporaine et très trans-genre (comédie, drame). Je veux dire par là, qu’aucune de ses pièces ne se réduit à un seul genre. On passe constamment du grotesque au tragique, du drame au burlesque. Et inversement. Les cadres sont hors de leurs gonds. Shakespeare crée des pièces monstres aux milles couleurs, aux milles tons, à la fois extrêmement sérieuses et légères.

Alors que la question du genre est l’une des grandes préoccupations actuelles, on ne la traite pas, ou très peu dans nos manières de raconter les histoires, me semble-t-il. Les histoires se réduisent souvent à un seul genre. Elles ne sont pas baroques. Pour moi, « trans-genre » est synonyme de « baroque », qui explose les identités.

Étant donné que les histoires que l’on raconte influencent souvent nos vies, il est nécessaire de les (ré)investir. Ce qui signifie casser les dramaturgies selon des modes très différents et écrire les nouveaux récits. En ça, oui ! Shakespeare est le modèle absolu !

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en septembre 2024

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024