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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Lucy.

Elle a les yeux plein de soleils

Il était une fois Lucy, l’Australopithèque de 3.200.000 ans découverte par des chercheurs·es américain·es et français·es en 1974 dans le désert du Hadar en Éthiopie. I·Els écoutaient en boucle Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles au moment de la découverte des 52 ossements.

Ce n’est pas seulement une jolie histoire, c’est aussi une histoire pleine de mystères. On a longtemps affirmé que Lucy était la mère de l’humanité. Ce qui n’était que pure spéculation. À y regarder de près, la réalité est plus complexe. Pourquoi lui attribuer le genre féminin ? Alors que l’ADN fossile est difficilement traçable au-delà de 100 000 ans. À l’occasion du cinquantième anniversaire de la découverte de Lucy, le metteur en scène Jorge León prend toutes les mesures de ses questionnements dans l’installation/performance Brûler, entre théâtre, danse, chant et musique live. Un émerveillement tout public qui se vit comme une promenade, aussi intime que collective, dans un immense espace animé où tout a son importance. Où la mémoire n’est ni « linéaire », ni « un objet muséal ». Elle n’est pas engluée dans le passé. Elle est une énergie, une poétique de la relation, dans le présent. Dans la mixité des rencontres, tout le monde est à l’aise. Immersion avec Jorge León.

Pourquoi cet intérêt pour Lucy, l’Australopithèque ?

L’idée de Brûler s’est imposée lors de la conférence The End Of Death à Bozar en 2019. J’y étais invité afin de partager mon expérience de réalisateur du film Before We Go (2018) conçu avec des artistes et des personnes en fin de vie. J’y ai rencontré une série d’idéologues du transhumanisme qui pensent que la mort est une maladie qui sera un jour éradiquée. Ce qui m’est apparu d’autant plus lunaire qu’on ne cesse de nous annoncer la fin de la vie humaine sur terre.

Ce fantasme d’immortalité m’a amené naturellement à m’intéresser au mythe des origines. Je me suis souvenu des images des livres d’histoire que je lisais, enfant. Ils affirmaient que l’Australopithèque Lucy – que les Ethiopiens nomment Dinknesh (« tu es merveilleuse ») – était la mère de l’humanité, ce qui vient soutenir une vision universaliste du monde. Je souscris plutôt à une vision pluriversaliste, à une réalité plus complexe, plus incertaine. (Sourire) La façon dont Lucy a été dépeinte dans les journaux, les manuels scolaires et les musées pourrait finalement en dire plus sur nous que sur elle.

À y regarder de plus près, le récit est extrêmement bien construit, idéologique. Pourquoi attribuer à l’Australopithèque le prénom de « Lucy » ? Pourquoi affirmer que son genre est féminin ? D’autant que les traces d’ADN ne sont pas décelables dans ses ossements fossilisés. Questionner la figure de Lucy dans le contexte d’un travail artistique et non pas scientifique, c’est s’autoriser à rester curieux·se, à déconstruire un mythe, faire émerger des réflexions nouvelles, des récits alternatifs.
 

Le processus de création de Brûler comporte une part de fouilles presque archéologiques.

Je souhaitais que l’espace de représentation prenne la forme d’un grand chantier, à la fois atelier de création et champ de fouilles, un lieu où les formes sont en cours d’élaboration, en devenir. L’inachevé m’intéresse en tant que promesse.

Lorsque j’ai appris qu’une grande partie des réserves du Théâtre National serait détruite, je me suis dit qu’il serait intéressant que la pièce soit constituée d’éléments scéniques de productions théâtrales antérieures, qui n’ont plus d’actualité, qui ne tournent plus, qu’on ramènerait à la vie. Nous avons littéralement fouillé dans ces réserves et extrait les éléments scéniques que l’on retrouve aujourd’hui sur le plateau, qui constituent la scénographie de Brûler.

L’une des pistes de travail a été d’explorer la notion de timeline (« ligne du temps »), et d’en questionner la linéarité. Il est évident que nous sommes traversé·es par le vivant qui est tout sauf linéaire. Quand on se place dans cette perspective, il est impossible de penser l’Histoire, et encore moins notre projet, selon un seul point de vue, circonscrit. Brûler n’est ni clos, ni surplombant, il est stratifié. On le voit bien dans la scène intitulée Timeline : la trajectoire de l’un·e est constamment brouillée par la trajectoire de l’autre. Et vice et versa.
 

Du point de vue scientifique, la mémoire est dynamique. Elle se continue dans le présent. On a le sentiment que l’essentiel de la pièce se joue là.

Absolument ! Comment s’approprie-t-on la mémoire ? Comment est-elle transmise ? Nous habitons des récits qui nous façonnent. Comment ces récits affectent-ils nos corps ? Comment est-il possible de se les réapproprier ? Particulièrement, lorsqu’ils ont pour effet de nous invisibiliser. Toutes ces questions circulent dans le travail artistique. Et sont certainement les questions de toute une vie.
 

Ici, l’espace est un chantier non pas diffus mais diffusé de toutes parts. Il se transforme sous nos yeux. Votre choix manifeste un désir de rencontre de mondes extrêmement divers, faisant ainsi du moindre détail une histoire. Comment avez-vous travaillé avec les différentes équipes artistiques ?

Nous avons travaillé par strates, agencées avec la complicité amicale de la dramaturge Isabelle Dumont.

Le texte de Caroline Lamarche est né d’échanges intenses lors d’une résidence commune à la Fondation Camargo. Plus tard, j’ai été amené à beaucoup travailler le texte avec Claron McFadden. Claron a également nourri le travail en partageant des éléments de sa propre biographie, sa timeline, dont certains évènements clés sont marqués par la musique. Bien que les éléments biographiques ne se retrouvent pas dans la pièce, i·els l’ont enrichie, notamment à travers des choix musicaux spécifiques. Nous étions, par ailleurs, convaincu·es que nous ne devions pas travailler avec un·e compositeur·ice au sens classique du terme mais plutôt avec une créatrice sonore telle que Rokia Bamba. Sa musique et sa présence sur le plateau soutiennent, nourrissent les actions. Et plus largement, l’immédiateté du présent, en expérimentant divers genres musicaux en live.

J’ai également confié le travail scénographique et la création des lumières à des artistes qui ne sont pas issus du milieu théâtral. L’artiste/designer Arnaud Eubelen a créé des objets lumineux sur base de ce que nous avons trouvé dans les réserves du Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Manuel León-Fanjul, co-fondateur du collectif d’architectes Traumnovelle, a également pensé l’espace scénique. Ces interventions non orthodoxes à des postes importants de la création apportent des réponses inédites aux questions soulevées.

L’image animée est également convoquée dans le projet, elle est à la fois omniprésente et autonome. Cette strate supplémentaire, élaborée en étroite collaboration avec Aliocha Vanderavoort, agit plus dans   la verticalité des tablettes digitales ou des smartphones que dans l’horizontalité des écrans de cinéma. Ce choix assumé de flux visuel colore Brûler d’une teinte particulière.

L’intervention du sculpteur Arnaud Vasseux constitue une strate supplémentaire du travail. Arnaud a installé son atelier sur le plateau, il a créé des oeuvres en s’inspirant de ce qu’il voyait tout au long des répétitions. Il a été convenu qu’Arnaud nous quitte dès la première représentation, seul son atelier et les œuvres nous suivront en tournée.

Simone Aughterlony, chorégraphe et complice de longue date, a travaillé avec les performeur·ses sur la tentative d’horizontaliser le rapport qu’i·els peuvent entretenir entre les divers matériaux qui constituent l’espace scénique et les corps. Cette façon d’interagir avec l’environnement en tant que matière vibrante a permis d’élaborer une grammaire chorégraphique commune.

L’idée de solliciter tous les sens – alors que la vue domine souvent – a permis d’affiner une attention sensorielle particulière. Simone partage le plateau avec Milka Kongi et les jeunes diplômé·es du Master Danse et pratiques chorégraphiques initié par Charleroi Danse, l’Insas et La Cambre.
 

Pourquoi ce choix de travailler avec ell·eux ?

C’est l’intuition un peu folle de composer avec leurs singularités et leur qualité de groupe. Je ne les connaissais pas alors qu’i·els se connaissent bien, ont traversé l’expérience du master, ont travaillé ensemble au quotidien pendant deux ans. Cela produit une dynamique à la fois complexe et passionnante. Il n’était pas question pour moi d’effectuer des auditions au sein de ce groupe mais plutôt de tenter d’être traversé par leurs questions, leurs désirs et leurs sensibilités tout en tentant d’offrir un espace qui puisse les accueillir. Nos vies sont façonnées par des réalités d’ordre écologique, géographique, économique, social, de genre, donc politiques. En convoquant sur le plateau une figure ancestrale comme Lucy, nous interrogeons le passé et revendiquons surtout un présent brûlant de la vitalité d’un monde multiple/pluriel mais commun. Le travail permet d’en expérimenter les disparités, les rugosités, les convergences. Ensemble, nous tentons de pointer des horizons partageables à travers des propositions physiques, vocales, visuelles, musicales ou plastiques singulières, activant à la fois la sensorialité et l’imaginaire au sein d’un espace immersif collectif.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en septembre 2024

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024