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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Puissance du tremblement

Chela De Ferrari

Hamlet
À l’instar de La Gaviota librement inspirée de La Mouette de Tchekhov et ovationnée en juillet dernier au Festival d’Avignon, Hamlet de Chela De Ferrari est moins une « revisitation » qu’une « inflexion » lumineuse et radicale du classique shakespearien dans la manière dont la metteuse en scène péruvienne accueille, avec les artistes porteur·ses du syndrôme de Down, LA question : « être ou ne pas être » – la question qui prend sans doute tout son sens, ici. Conversation avec Chela De Ferrari, une artiste passionnée dont le théâtre incarne avec bonheur une forme de résistance alternative, peu commune et pleine de grâce.
Teatro La Plaza

Quelle est la genèse d’Hamlet ?

Auparavant, je n’avais jamais travaillé avec des personnes porteuses de handicap. Tout est né d’une discussion avec Jaime Cruz atteint du syndrome de Down (ou trisomie 21). Il travaillait comme ouvreur au Teatro La Plaza à Lima – que j’ai créé en 2003. J’ignorais tout de son rêve : être acteur. (Sourire) Un jour, alors qu’il devait se présenter à des personnes au théâtre, il a dit : « je suis Jaime Cruz. Je suis acteur ». Comment ça ? Acteur ?! Je l’ai invité à prendre un café pour en savoir plus. Notre café a duré très longtemps. (Rires)

J’avais déjà adapté des pièces de Shakespeare au théâtre – l’auteur sait se montrer reconnaissant envers les metteur·ses en scène qui montent ses pièces ! (Rires) Mais pas encore Hamlet. La raison est simple : je n’avais pas trouvé l’acteur qui pouvait jouer le personnage. Soudainement, j’ai eu une vision : Jaime Cruz portait la couronne du prince du Danemark.

Pour moi, il est intéressant de m’emparer d’une pièce du grand répertoire classique à laquelle on attribue une grande valeur et la remettre entre les mains des personnes auxquelles on n’attribue aucune valeur. C’est le cas aussi de La Gaviota librement inspirée de La Mouette de Tchekhov que nous avons présenté au Festival d’Avignon (ndlr. créée au Centro Dramático Nacional - Madrid où elle a été ovationnée, la pièce met en scène douze acteur·ices voyant·es, mal-voyant·es et non voyant·es).

Très vite, Jaime Cruz m’a présenté sa famille, ses ami·es, sa communauté, ainsi que des acteur·ices porteur·ses de handicap. Ce qui m’a amené, entre autres, à faire beaucoup de liens entre ce que vit le personnage d’Ophélie et ce que vivent précisément certaines personnes porteuses de handicap qu’il m’a présentées. Comme ell·eux, le personnage d’Ophélie est surprotégé par ses parents. J’ai relu la pièce, j’ai souligné certains passages. J’ai tricoté le texte avec la vie. (Sourire)


Qu’est-ce que les acteur·ices porteur·ses du syndrome de Down nous donnent à voir de Hamlet que l’on ne peut pas voir autrement ? Une lecture nouvelle est-elle possible ?

Absolument ! C’est LA question. De façon générale, les personnes atteintes du syndrome de Down ne trouvent pas leur endroit à ell·eux, où i·els sont compris·es. C’est la raison pour laquelle la première phrase du monologue de Hamlet – « To be, or not to be, that is the question (…) » nous interpelle tant. Lorsque nous avons débuté le travail, beaucoup me mettaient en garde : « attention, i·els ne peuvent pas répéter plus de 90 minutes, être sur le plateau sans être accompagné·es. » Déconstruire toutes les idées reçues, c’est important !

Je pense très sincèrement, qu’ell·eux-mêmes ignoraient que c’était possible. Au fur et à mesure, i·els ont repris confiance en ell·eux. Chacun·e devait choisir un personnage, en explorer toutes les facettes, écrire une sorte de biographie. Et restituer le tout à toute l’équipe. Quelle est la musicalité du personnage ? Comment danse-t-il ? Sa correspondance amoureuse ? Nous avons travaillé ardemment pendant un an.

Qu’est-ce qui vous a le plus surprise dans votre travail avec ell·eux ?

À l’évidence, c’est leur créativité. Réaliser des choses que l’on pensait impossibles à réaliser. Casser tous les automatismes des acteur·ices professionnel·les. Faire des singularités d’immenses qualités de jeu. Par exemple, Octavio Bernaza qui est un excellent acteur, bégaie. Il m’a demandé d’interpréter l’un des plus beaux monologues d’Hamlet. Sur le plateau, il cherche ses syllabes. Parfois, plusieurs secondes peuvent s’écouler avant qu’il réussisse à prononcer le mot. Pourtant, de manière très inattendue, c’est très théâtral. Ça ouvre les horizons. C’est éblouissant. Il est dommage de ne pas avoir conscience de toute cette richesse ! Elle est émouvante.

À cet égard, chacun·e à leur tour, nomme sa singularité dans la pièce. Tout en nous rassurant sur le fait qu’i·el s’y sente en sécurité. I·Els s’y sentent bien.
 

La pièce est extrêmement joyeuse, lumineuse. Ce qui est rare pour un Hamlet !

Absolument ! (Rires) En revanche, il y a des moments très durs dans la pièce. I·Els peuvent nous interpeller de manière vive ! Mais comme c’est le cas dans toutes les pièces de Shakespeare, même si à la fin tout le monde est mort, tout le monde danse ! (Rires)
 

Quel est le statut des personnes porteuses de handicap au Pérou ?

Au Pérou, même si la situation évolue un peu ces dernières années, la condition des personnes porteuses de handicap est extrêmement difficile. Leur quotidien est souvent très triste. L’état leur octroie peu d’aides. C’est pourquoi les familles protègent autant leurs membres porteurs de handicap, jusqu’à les cacher, parfois.

Avant que les représentations débutent au Teatro La Plaza, nous avons fait beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux. Beaucoup de personnes likaient, commentaient nos posts de manière très joyeuse. Nous étions convaincu·es que la salle serait comble. Mais non. Nous avons pris conscience qu’en dépit de leur enthousiasme, elles étaient profondément mal à l’aise.

Nous avons donc repensé notre stratégie de communication : nous nous sommes adressé·es directement aux associations, aux familles. Ce qui s’est avéré très fructueux. Beaucoup voulaient voir ce que les acteur·ices porteur·ses de handicap étaient capables de faire au théâtre.

— Propos recueillis par Sylvia Botella en juillet 2024 à la 78e édition du Festival d’Avignon
Traduction de l’espagnol (Pérou) : Fernando Sanchez-Cabezudo / Centro Dramático Nacional, Madrid, España

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photos : Lucile Dizier, 2024