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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

Sur la scène extérieure

Nous ne sommes plus
© Julie Cherki

Marcel Cohen, près de trois quart de siècle après le jour qui le priva de son père, sa mère, sa sœur, ses grands-parents paternels, deux oncles et une grande tante déportés à Auschwitz en 1943 – il avait alors cinq ans et fut le seul rescapé d’une rafle à domicile – s’empare d’objets conservés, « petits sédiments lacunaires » dont il commence à scruter la survie en mémoire des disparus.  Son récit, intitulé Sur la scène intérieure (Gallimard, 2013), progresse d’objet en objet, chacun d’eux attribué à l’un de ses proches – un coquetier de bois peint, une résille pour les cheveux, une gourmette de bébé, un ours en bois, un violon abîmé dont « l’âme n’est plus en place ». Au fil du récit, c’est l’âme même du narrateur, sortie de sa place, l’âme en son exil intérieur, son flottement d’orphelin éternel, qui parle par la reconstitution des silhouettes englouties. Les dernières, entraperçues, furent la mère et le bébé-soeur enfermées dans un hôpital parisien transformé en centre de transit et à qui le petit Marcel faisait, depuis le trottoir d’en face, des signes aussi discrets que désespérés. Une écriture sobre, factuelle, secrètement bouleversante. 

Un dispositif comparable est à l’œuvre dans Nous ne sommes plus qui rassemble des comédiens unis comme une famille menacée et qui aurait pu disparaître, elle aussi, si la troupe du KnAM Théatre, emmenée par Tatiana Frolova, n’avait passé la frontière russe dans les premiers jours de la guerre de Poutine contre l’Ukraine. Les vingt-trois kilos autorisés pour chacun par la compagnie aérienne sont déposés sur le devant de la scène, autant de ballots ficelés qui évoquent d’autres exils précipités et font penser aux pauvres paquets des voyageurs assis sur le sol de la gare de Moscou dans D’Est de Chantal Akerman. Dans leur fuite, laissant derrière eux leurs proches, certains des comédiens ont emporté un objet cher qui rythmera la narration. Narration entre documents et témoignages qui réussit le pari d’une atmosphère subtilement convaincante, comme si nous nous étions transportés - public choyé par les vastes installations du Théâtre National - dans le théâtre de vingt-six place sis dans un vieil immeuble soviétique qui abritait, avant la guerre, les spectacles militants du KnAM.

Atmosphère bizarrement familière - de l’ours Michka au Grand-Père Gel, de Mireille Mathieu star en Russie à l’intervention paternaliste d’un Poutine-ogre -, pédagogie ironique, vidéos légères, accessoires mobiles, lumières – lampes de poche à l’appui - aussi ingénieuses que délicates. Une économie de moyens aussi naturelle qu’une chute de neige, cette neige qui survit encore là d’où ils viennent, à 8700 kilomètres de Moscou et pourtant dans l’œil de Moscou : Komsomolsk-sur-l’Amour. Ce nom à l’exotisme soviétique résume à lui seul le sentiment d’exil communiqué aux spectateurs. Sans regret pour autant, dans un arrachement assumé, car la troupe a été jusqu’au bout de son militantisme risqué et, de toute façon, « Nous ne sommes plus… ». Plus quoi ?

Ce qui aurait pu signer leur disparition – nous ne sommes plus, nous n’existons plus, le régime nous a enfermés, dévorés, exterminés - se transforme en : Nous ne sommes plus Russes puisque ce pays produit des monstres de génération en génération. Mais même s’ils ne rentreront jamais au pays, condamnés à se produire à l’extérieur avec leur belle langue orpheline, leur traductrice au nom de fleur – Bleuenn - et leur âme déplacée comme celle du violon recueilli par Marcel Cohen, les comédiens du KnAM nous ont tissé une tapisserie de fragments qui miroitent, chacun parfaitement à sa place, forts de l’éclat d’un théâtre expérimental nourri de résistance, d’intelligence, de proximité et d’humour.

— Caroline Lamarche

© Julie Cherki
Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024