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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

Ne pas changer : méthode

Tom na Fazenda
© Victor Novaes

« J’avais fui le village avant tout pour une raison, c’était à cause de mon désir et de la haine de ce désir dans le village » écrit Edouard Louis dans Changer : méthode. Dans la pièce du Québecois Michel Marc Bouchard transposée au Brésil par Rodrigo Portella, ce qui a fait fuir vers la ville l’homme dont les funérailles ouvrent le récit, c’est précisément la haine de l’homosexualité au village et le meurtre de son jeune amant par son frère. En ville, le fugitif s’est bâti une carrière dans la publicité, a vécu avec Tom, puis est mort dans un accident de voiture. Tom, brisé par le chagrin, arrive pour les funérailles dans cette ferme du Brésil profond. Accueilli par Francis – le frère - et par la mère, il découvrira, sous le signe du mensonge et d’un rejet ambigu, une vérité bien plus complexe qu’il n’aurait pu l’imaginer, si violente que sa seule réponse ne pourra être que d’une violence égale.

Pour qui ne saurait rien de la pièce, le titre Tom à la ferme, fait irrésistiblement penser à l’imagerie de certaines revues gays où de jeunes aux muscles saillants s’étirent en chemise à carreaux et string suggestif sur les bottes de paille d’un décor fermier bien éloigné de la dure réalité. Ce second degré est présent dans le spectacle sous la forme d’un humour noir qui parvient à pulvériser les clichés.

Mais revenons un instant à Edouard Louis, venu, lui, d’une région parmi les plus pauvres de France : « J’avais désiré en silence les hommes autour de moi, ceux que je voyais couper du bois (…), leurs muscles tendus (…) Je regardais les cuisses et la forme des sexes quand les hommes couraient (…) et j’aurais voulu qu’ils pressent mon visage contre leurs cuisses. » Le citer c’est ajouter une clé à cette pièce coup-de-poing passée du Québec au Brésil. C’est désigner, comme mobile du crime, moins la haine de l’homosexualité que la fascination pour une masculinité affichée qui se donne dès l’entrée sur scène de Tom avec ses lunettes noires et son complet-veston, puis dans l’apparition du vigoureux Francis en salopette de fermier, enfin par le récit du crime originel qui a puni un adolescent jugé trop féminin sans pour autant être sanctionné par une justice à la botte du patriarcat. Tom/Francis, rat des villes/rat des champs, machisme citadin ou agreste, peu importe pour qui ne connaît que le langage de la domination-soumission. Le reste à l’avenant : les affrontements aussi brutaux qu’athlétiques qui fascinent les spectateurices pris en otages par cette animalité archaïque aux antipodes de la fluidité des genres.

Il y a, dans les espaces qui entourent la ferme, des loups et des lièvres. Une fois débusqués les lièvres fuient en zig-zag, les loups les rattrapent, les déchirent. Les premiers sont sans cesse aux aguets, solitaires et furtifs, les seconds vont en meute, encerclent et gagnent par là. Il y a aussi, passives et douces, les vaches qui mettent bas puis sont jetées dans la fosse à purin lorsqu’elles meurent. Il y a l’absence du père, innommé ; la mère, dominante, nourricière, relai du patriarcat véhiculé par la Bible ; la fausse fiancée, enfin, qui cumule les poncifs d’une féminité superficielle. Il y a tout cela qui nous jette en pleine face non un fait-divers lointain mais la recrudescence, partout dans le monde, des violences fondées sur le genre et le déchaînement des extrêmes.

Pourtant si on lit bien la Bible, ou plutôt l’Evangile qui est la parole héritée d’un certain Jésus crucifié lui aussi sur la potence de la haine, la révolution qui nous sauvera est à portée de main, ou plutôt de récit. Selon Matthieu, 10, 16, Jésus aurait dit : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc comme les serpents et comme les colombes ». C’est l’injonction magistrale : passer du statut de victime désignée à celui d’agent double, vulnérable mais rusé. Comme le lièvre ou le furet de la chanson (« il court il court le furet, il est passé par ici, il repassera par là ») Tom l’ingénu passe et repasse par les états les plus extrêmes jusqu’à ce que la vengeance, en s’inversant, repasse les plats. Ne pas changer est une méthode, celle du très patriarcal œil pour œil, dent pour dent sur quoi se clôt ce sombre drame.

Mais il existe une manière radicale de changer, une révolution qui pulvérise l’hypocrisie mortifère, un mentir vrai qui ouvre une troisième voie : celle de la bouche grande ouverte sur le cri silencieux qui clôt la pièce, libérant les cris de ferveur du public.  Cela s’appelle l’art.

— Caroline Lamarche

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024