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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

Un palais dans une caravane

Détester tout le monde
© Gilles Destexhe

La metteuse en scène, actrice et autrice Adeline Rosenstein avec Décris-Ravages documentait la question de la Palestine depuis 1799 en une sorte de conférence où les gestes du collectif et l’humour de la conférencière venaient au secours de la densité du sujet. Dans Laboratoire-Poison, toujours au départ de recherches documentaires et d’entretiens avec des témoins vivants, elle démontrait que les gestes sont les mêmes lorsqu’un militant trompe l’ennemi par ruse, accomplissant par là un acte de résistance, ou lorsqu’il passe à l’ennemi en trahissant les siens. Au-delà du jugement, dans les zones grises de l’Histoire, Adeline Rosenstein parvient à transmuer une matière complexe en usant d’une langue qui ose la fantaisie sans renoncer à la rigueur. Une démonstration magistrale par sa dramaturgie et humble dans son propos : mettre à la portée de tous des contenus historiques complexes, y introduire, ludiquement, le trouble, le vertige, la nuance.

Avec Détester tout le monde – on notera l’usage, dans chacun de ses titres, d’une rébellion tonique – Adeline Rosenstein bondit un pas plus loin. De documentariste inspirée elle se mue en conteuse, réécrivant l’Orestie à l’usage d’un public qui a le droit d’être ignorant, oublieux des classiques ou simplement adolescent, avec cette fraîcheur d’approche qui se laisse instruire pour autant qu’on l’amuse. Il sera toujours temps, après, de replonger dans les mythes grecs pour retrouver le narcissisme des dieux, l’avidité des humains, le glaive, le sang, les butins, l’esclavage, bref tout ce qui nous passionne.

D’autant que Détester tout le monde est fidèle à la tragédie antique, même si la langue y bouscule les codes, ceux de la trilogie d’Eschyle comme ceux d’Adeline Rosenstein en ses travaux précédents. Ici elle ose le calembour et la déformation des vocables en une fantaisie onomastique et lexicale qui, si elle nous perd par moments, nous capte par son tissage et sa cohérence. Au point qu’une élève témoignait, lors de la discussion du bord de scène, qu’il s’agissait bien du genre d’échanges pratiqués entre jeunes dans le métro bruxellois…

Honneur devenu Oneu, c’est l’évidence même : les concepts surannés en deviennent comme neufs, illuminés par le second degré. À Athènes devenue Thènes, les protagonistes sont Tena pour Athéna, Reste pour le malheureux Oreste - « reste, Reste ! » - et un embryon de jury populaire en guise de chœur antique pour ponctuer tambour battant une narration qui a connu plusieurs versions au fil de la surchauffe du cerveau rosensteinien. Et tout ce joli monde - une dizaine de personnages vivants ou assassinés, triomphants ou captifs -, est joué par trois comédien.ne.s déchaîné.e.s qui multiplient les rôles, les accessoires, les entrées et sorties virtuoses en s’amusant autant que nous, l’effort et la sueur en plus. Leur agilité athlétique et leur élocution mitraillée musclent en permanence notre attention. Le tout respire la matière mythologique brassée jusqu’à la trame et triturée en tous sens par les expérimentations de plateau. Mais aussi la confiance en l’intelligence et l’humour des spectateurs. Nous voilà plongés dans une performance foraine, la caravane aux vitres sales se substituant au palais, les tenues de treillis crade aux armures des vainqueurs, les seaux de peinture rouge au sang jailli de la dague. Où sont les toges, les colonnes ? se risquait à demander un élève. La réponse d’un des trois comédiens a été évasive et pour cause : il eût fallu faire un cours sur le théâtre contemporain, sur son audace et son économie, cette prouesse du presque rien qui, loin des péplums en 4D, est le propre des jeux d’enfants et des tours de magie.

Oui, un palais dans une caravane : l’image suffit à illustrer la manière dont le théâtre nous guérit de l’addiction aux écrans qui, soit dit en passant, sont restés sagement éteints dans la salle. La lumière était sur les visages, ravis par cet ovni hilarant et sensible.

— Caroline Lamarche

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024