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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

La sauvagerie familiale

Ces enfants-là
© Marie-Françoise Plissart

C’est un tabou que l’on peine à lever. Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste, l’avait fait avec La sauvagerie maternelle dont elle était venue parler à Bruxelles en 2002. Unica Zürn aussi avec Sombre printemps, récit d’une enfance marquée par un inceste maternel, puis avec L’Homme-Jasmin où le motif de cette dévoration par la mère ouvre la chronique de la maladie mentale qui conduira Unica au suicide.

Des fantasmes auto-punitifs y surgissent, comme chez la narratrice de Ces enfants-là qui s’imagine victime de supplices infligés par les nazis. Même sado-masochisme chez La Pianiste de Jelinek, elle aussi en lutte avec une mère abusive. Ces rêveries sadiques, qui miment les exactions des adultes tout en constituant la victime en sujet de son propre récit, ne sont cependant qu’une étape du chemin. Des décennies plus tard, lorsque l’épuisement des recours révèle le nu du désastre, s’impose la nécessité de le dire, pour soi et pour autrui.

Il est, à ce titre, particulièrement bouleversant d’apprendre que c’est la révélation de l’abus maternel infligé, également, au fils de la narratrice, qui a initié l’écriture, par Virginie Jortay, de Ces enfants-là. Cette dimension intergénérationnelle est absente des récits de Zürn comme de Jelinek, mais présente dans Une mère éphémère d’Emma Marsantes, contemporaine de Jortay et, comme elle, entrée en littérature en mettant fin à un silence d’un demi-siècle. Le désir de ménager le parent abuseur survit longtemps, d’où la violence d’un arrachement qui ne peut s’opérer qu’au prix de l’invention d’une langue sortie toute armée du cerveau de sa victime.

Cette fulgurance appelle la transposition scénique et la rend terriblement efficace. Là où les 272 pages du roman de Jortay se distribuent en péripéties portées par de nombreux personnages, la pièce se centre sur le noyau familial et creuse la narration jusqu’à l’os. Loin d’emboiter le pas à l’emphase de la mère ou aux déplorations du père, le dévoilement s’opère au scalpel, avec une dextérité chirurgicale doublée de dérision. Une alternance de vérités éprouvantes et d’instants de joie pure : désespoir, solitude, dégoût (« l’ami de la famille »), solidarité (la bonne grand-mère, l’amie), outils ingénieux de la fuite (la mobylette), révolte (la gifle retournée), souci, enfin du fils qu’il faut libérer de cette généalogie mortifère.

La pièce, si elle rassemble tambour battant des révélations ahurissantes, nous convainc par son art de l’ellipse qui laisse intacte une sauvagerie remontée du fond de l’enfance. Le jeu d’Anne Sylvain et de Janine Godinas, déployé dans un décor savoureusement  psychédélique, incarne de manière aussi jubilatoire que poignante ce massacre familial.  « Les gestes de création font avancer les choses à coups de poing » nous dit Virginie Jortay. Des coups de poing pareils, on en redemande.

— Caroline Lamarche

Photo privée revisitée par Lise Bruyneel
Lectures

Anne Dufourmantelle, La Sauvagerie maternelle, Calmann-Lévy (2001)
Unica Zürn, Sombre printemps (1967) et L’Homme-Jasmin (Gallimard 1970).
Elfriede Jelinek, La pianiste, Points Seuil (2014), préface de Virginie Despentes.
Virginie Jortay, Ces enfants-là, Les Impressions Nouvelles (2021).
Emma Marsantes, Une mère éphémère,Verdier (2022) et Les fous sont des joueurs de flûte, Verdier (2024). 

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024