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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

Faire du théâtre, c’est une transgression de frontières

Jogging

Dans son puissant monologue, Hanane Hajj Ali cite la comédienne Valérie Dréville : « L’intonation doit tomber, comme on frappe sa jambe avec sa main ». Hanane Hajj Ali, soeur spirituelle de celle qui fut l’inoubliable Médée d’Heiner Müller, frappe juste à chaque instant. Son corps qui piétine, s’étire, s’enroule dans une étoffe rouge, sert une salade de fruits empoisonnée aux spectateurs,  se grime en blanc, ce corps, quand il n’est pas parmi nous, court chaque matin dans Beyrouth. Tel est en effet le propos de Jogging : une course comme un exercice quotidien pour ne pas désespérer. Car « qui est Médée dans une ville usée et rusée comme Beyrouth ? » Médée est Beyrouth qui dévore ses enfants après avoir été Cassandre par la voix de ses citoyens. Beyrouth en s’auto-dévorant a barré l’avenir et la faute en incombe à ceux qui, par esprit de lucre et obsession du pouvoir, sont restés insensibles aux avertissements.

Dans son récit qui commence sur un mode enjoué, Hanane Hajj Ali ne cesse de mêler les faits et les registres avec virtuosité. « Médée m’habite. Je suis devenue un fragment de son être et je cherche depuis des années parmi les femmes que je côtoie, les autres fragments», dit-elle. Parmi les fragments récoltés, le malheur qui a frappé Beyrouth le 4 août 2020 lorsque, malgré des avertissements répétés aux plus hauts responsables, l’explosion d’un entrepôt où étaient stockés depuis des années 2500 tonnes de nitrate d’amonium a tué deux cent personnes, fait des milliers de blessés et des centaines de milliers de sans-abri.

On ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là une terrible métaphore de ce qui est en train d’arriver dans le monde par l’inaction des Etats et dont s’est fait également l’écho Cassandra, l’opéra de Bernard Foccroulle donné à la Monnaie un mois avant Jogging. Médée vient après Cassandre par la faute de ceux qui n’ont pas voulu écouter. Ce sont eux qui provoquent la chute de Troie, eux qui dévorent leurs enfants. Beyrouth dévastée par le feu et la ruine, Beyrouth « qui méprise les femmes » et dont 80% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, est la prophétie qui nous est faite pour la planète entière.

Certain·es courent sans relâche pour ne pas devenir fous et ne s’arrêtent que pour témoigner. Hanane Hajj Ali le fait avec gravité et vigueur, radicalité et humour. Elle incarne le courage qui fait de l’espace du théâtre cette agora dont les interactions entre la scène et le public nous mobilisent et nous unissent. « L’acteur qui sait ce qu’il fait est un acteur heureux » disait Valérie Dréville. Hanane Hajj Ali plongée dans le malheur de son pays est une actrice heureuse et sa présence parmi nous un immense hommage au théâtre. Sous son titre passe-partout, Jogging redessine les mythes les plus anciens d’une Histoire qui se répète et qui se heurte, ici comme dans Cassandra, à la lucidité des femmes.

On le sait, elle nous l’explique en final : les ruses d’Hanane Hajj Ali, les lieux qu’elle investit, réduisent à l’impuissance la censure des mollahs. D’autant qu’en Europe, comme sur les scènes libanaises où elle se produit gratuitement, sa performance nous est donnée en arabe. Sans doute devons-nous aussi à l’énergie de cette langue la radicalité allègre du récit et ses intonations qui tombent comme on frappe sa jambe avec sa main.

— Caroline Lamarche

© Marwan Tahtah
Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024