Le Passage
d'un monde à l'autre
D’un côté, il y a trois jeunes artistes passionnées par le textile et le design. Salomé, Alice et Mathilde. Trois jeunes adultes déçues par le milieu professionnel, qui se rassemblent. Des femmes qui veulent créer mais pas seulement. Et pas juste dans leur coin. Et pas que pour des salons internationaux ou pour de grands noms de l’industrie. Qui veulent faire connaître aussi. Témoigner. Diffuser. Apprendre et enseigner.
De l’autre, un théâtre. Un Grand Théâtre, avec tout ce que cela peut avoir d’impressionnant, avec des spectacles à l’intérieur, mais aussi des gens qui travaillent. Des équipes qui veulent que les portes de cet immense bâtiment restent ouvertes, n’intimident personne. Qu’il soit accessible. Accueillant. Que les choses qui se passent à l’intérieur, les idées parfois simples, souvent complexes, les réflexions tant légères que denses, soient partagées et débattues le plus largement possible.
Les trois jeunes passionnées fondent une association : Maak & Transmettre. « Maak » pour « faire » en néerlandais. Et transmettre. De trans- et mittere : « envoyer au-delà ». Avec l’idée d’un trajet, d’une traversée, d’un passage. D’une ouverture vers le dehors, vers ce qui se passe hors champ.
À l’extérieur.
Salomé se rapproche du domaine associatif. Elle s’engage à Bruxelles dans un service citoyen à la ferme du parc Maximilien et anime un groupe dans une maison pour enfants à Anderlecht. C’est là qu’elle reprend le fil de sa passion, remet un pied dans le textile grâce à un projet de sensibilisation à la filière « laine ». C’est une première traversée qui l’enthousiasme.
Dans cette Maison pour enfants, il y a aussi des mamans. De nombreuses femmes qui n’ont pas pu aller à l’école dans leur enfance. Des adultes qui, malgré un emploi du temps chargé, des histoires de vie compliquées, un passé parfois traumatisant, ont le courage de suivre des cours pour apprendre à lire et écrire.
De l’esprit à la création
Salomé, Mathilde et Alice ont envie de rencontrer ces mamans, ces femmes. Elles décident de passer dans les classes pour leur parler d’une technique de design qui commence à avoir beaucoup de succès. Une technique créative à base de laine, facile d’accès et simple à la réalisation : le tufting. Une technique ancienne de traitement textile dans lequel un fil est inséré sur une base primaire à l’aide d’un pistolet. Elles leur proposent une démonstration. La plupart des femmes présentes ne connaissent pas cette pratique fort éloignée des techniques traditionnelles de leur pays d’origine. Au Maroc, certaines ont fait des tapis noués. Au Congo, en Guinée, de la broderie, de la couture, du crochet. Mais la production textile n’est pas toujours synonyme de joie dans leur esprit. C’est un travail parfois contraint, souvent contraignant.
Salomé, Alice et Mathilde doivent d’abord casser cette image laborieuse. Certaines apprenantes se montrent intéressées. On forme un premier groupe, qui se met à tufter des petits motifs dessinés préalablement. Nenen, Hafida, Fanta, Mariam, Rabia, Régine, Fatima, Karima, Anifatou, Laila. Quand elles peuvent, elles se rendent dans l’atelier des trois designeuses. Cela leur permet de sortir de leur quotidien, de leur maison, de leur école. De voir autre chose. Se sentir bien ailleurs. Un pas vers l’extérieur. Une brèche qui creuse le passage d’un monde à l’autre. De l’esprit à la création. De leur quotidien à leur imaginaire. Aux multiples possibles de l’inventivité.
Les participantes s’appliquent, emportent chez elles leurs premières réalisations. Petit à petit, la confiance s’instaure entre elles et avec les trois artistes. L’atelier hebdomadaire est baptisé Le Tapis comme langage. Les anciennes participantes amènent des nouvelles, un système de « marrainage » se met en place. Un fil invisible relie ces femmes. Une continuité se creuse.
Du tapis au rideau
Les tapis se transforment avec le temps. Et le théâtre d’entrer en jeu. Parce que c’est aussi de jeu qu’il s’agit. Une rencontre est organisée. Plusieurs. Le théâtre se rend dans les classes, à l’atelier, le dialogue s’installe, se construit. Les apprenties tufteuses se déplacent aussi, poussent pour la première fois les portes du théâtre, visitent les salles, les machines. Un rapprochement physique mais plus que ça. Une convergence qui a du sens, fondée sur des considérations semblables, des pratiques communes.
L’objet est détourné. De la rencontre un autre chemin se dessine. Le tapis devient rideau. Un grand rideau rouge. Comme au théâtre. Pour le théâtre. Avec des fenêtres, des ouvertures. Et une question en filigrane : que voit -on au travers ? Chaque participante y répond avec un dessin : une fleur, une tente, des lettres… l’Atomium.
Le dessin est tufté sur la toile. L’horizontalité opaque se mue en verticalité translucide. Chaque petite lucarne révèle un monde à part entière. Leur monde. Une image, un symbole, une réflexion, une pensée. Un moyen d’éclairer le quotidien, tout en se retrouvant, ensemble. Tout en créant, collectivement, une œuvre. Qui est en même temps voyage, langage, et nouvel horizon. Comme une petite utopie.
De l’art, comme au théâtre.