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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Entretien avec

Mohamed El Khatib

La Vie secrète des vieux
© Yohanne Lamoulère

Mohamed El Khatib, pour créer La Vie secrète des vieux, selon la méthode singulière que vous développez pour nourrir votre théâtre documentaire, vous êtes allé à la rencontre de personnes âgées. Qu’est-ce qui a suscité cette envie ?

La « crise » du Covid a rendu visible, par la voie des médias, de graves dysfonctionnements dans les EHPAD. La marginalisation de la question de la vieillesse a ressurgi violemment à cette occasion. L’enjeu devient l’exclusion d’une partie de la population vulnérable à la fois physiquement, socialement, psychologiquement, politiquement, et ce n’est pas tolérable. Or selon moi, il y a toujours une urgence à reconsidérer artistiquement ce que la société relègue dans un angle mort. Je regrette avant tout que ces personnes décédées en masse dans les EHPAD n’aient pas pu transmettre leur histoire, et c’est trop souvent le cas pour les personnes âgées, de manière générale. Les EHPAD sont construits en périphérie des villes pour les y enfermer, et la dimension morbide et inhumaine de ce système médicalisé de la dépendance me frappe d'autant plus qu'en 2050, plus de 60 % de la population française aura plus de 70 ans. Par ailleurs, mon travail porte fondamentalement une attention particulière aux corps oubliés, aux corps cachés, qui me conduit à présenter sur les plateaux de théâtre, depuis le début de mon histoire théâtrale, des corps « étrangers ». Je m’intéresse aux corps des classes populaires, absents des scènes contemporaines, ici, en l’occurrence, aux corps usés, aux corps âgés, aux corps qu’on ne considère plus capables de produire la moindre performance physique – l’un des critères dominants, malheureusement, de l’accès aux salles de spectacles.


Pourquoi vous être intéressé en particulier à leur vie érotique ?

Lorsqu’on envisage le grand âge, c’est toujours du point de vue de la dépendance, de la perte de mémoire, de la médicalisation, de ce que ces gens ne peuvent plus, ou peuvent moins faire seuls ; jamais du point de vue du désir, ou de la vitalité, et encore moins de ce que peut davantage la vieillesse ! Dès qu’on parle des vieux, prédominent le schème de la déchéance physique ou cognitive, de l’obsolescence, de la dégradation, et l’imagerie collective d’une fin de vie qui n’en finit pas de finir... C’est pourquoi m’est venue assez tôt l’idée de faire un film sur la vie amoureuse des plus de 70 ans. La première impulsion a été celle-ci, interroger la vieillesse du point de vue de ce qui fait le sel de la vie : le désir, l’amour, ce sur quoi on n’attend pas de réponse ! La naissance de ce premier projet filmique, à l’EHPAD de Chambéry, intitulé Le Grand âge de l’amour, a finalement abouti au projet de ce spectacle car, en circulant dans les EHPAD à la rencontre de toutes ces personnes, afin de leur poser des questions sur le désir et sur leur vie amoureuse, j’ai pris conscience de l’amplitude de l’espace de projection que ces simples entretiens recréaient pour elles. C’était profondément émouvant. Un paysage inespéré de l’état amoureux de la vieillesse aujourd’hui s’ouvrait à moi, lequel traversait par ailleurs toutes les questions souterraines qui m’intéressaient : tabous, maltraitances ou attitudes infantilisantes.


Qu’avez-vous repéré comme aspérités dans ce « paysage de leur vie amoureuse » ?

Curieusement, nous avons constaté que leurs enfants pouvaient être intrusifs, par souci de « protection », ou parfois, de façon plus triviale, pour des questions d’héritage. Parfois, sans le vouloir, elles et ils freinent la construction de relations amoureuses... Et, dans ce relief, la « montagne », le grand motif de satisfaction pour moi, c’est d’observer qu'à cet âge se joue une véritable réinvention de l’amour. Avec cette génération, nous découvrons qu'il y a d'autres façons de faire l'amour, que l'éventail est large, et que le rapport au corps, au temps, est différent. Comme dit Lombardo dans le spectacle : « Aujourd’hui, j'ai le temps d'enlever mes chaussettes » (sourire). Certains redécouvrent les joies d’une sexualité libérée tandis que d’autres, avec la même liberté, se retirent du marché de la séduction. Nos schémas hérités, nos points de vue, notamment imprégnés de religion, et nos non-dits sur la vieillesse amoureuse, en sont absolument bousculés. Bien souvent, après le premier mariage pour faire plaisir aux parents et satisfaire la religion, dans la deuxième vie amoureuse, après un décès ou un divorce, surgit un autre rapport au plaisir. En tout cas, émerge une liberté qui n’existait pas, et le désir retrouvé n’est pas que sexuel, d’ailleurs, parce que le désir est sans fin.


Comment avez-vous acquis un tel terrain de confiance pour recueillir ces confidences ?

Comme avec les enfants de La Dispute... Ce sont deux âges de la vie où la parole est totalement libre. Les personnes disent ce qu'elles pensent, elles n'ont rien à prouver, elles ne sont pas en représentation. La parole est authentique et affranchie. C'est un privilège de l'âge, et c'est d’ailleurs très touchant. J’ai vécu dans ce recollement un équivalent de celui que j’ai pu faire avec les enfants de parents divorcés, lorsqu’ils pouvaient me tenir des propos tels que : « Moi, je préfère mon père à ma mère ». (rire)


Comment avez-vous travaillé avec ces personnes et quelle scénographie envisagez-vous pour elles ?

À l’appui de cette parole décomplexée, il était intéressant de recueillir ce que peut cet âge et des valeurs qu’il peut promouvoir – la solidarité par exemple... – mais aussi et surtout d’aller au cœur de l’expérience de celles et ceux qui vivent la vieillesse dans leur chair. Il était important de les mettre au centre du dispositif.

C’est pourquoi, de nouveau, je n'ai pas voulu solliciter d’acteurs professionnels : la parole des personnes âgées est déjà suffisamment marginalisée ; mais aussi parce que je ne souhaitais pas que quiconque se fasse leur porte-parole, je préférais qu'elles viennent elles-mêmes défendre leurs ambitions et leurs désirs. Travailler avec elles et eux est assez simple, puisqu’ils en ont envie, et ce projet traduit un réel enjeu : activer ces corps-là sur scène, des corps communément hors-champ de l'espace valorisé symboliquement et médiatiquement, les remettre au centre de l'attention, et donc prendre soin de ces personnes. La scénographie sera justement dessinée en fonction de leurs possibilités physiques, l’une des interprètes, Jacqueline, est en fauteuil roulant, par exemple. Elles et ils ne peuvent pas rester debout trop longtemps. Pour le moment, j'aime bien l'idée de la salle polyvalente, du parquet de bal, de la salle d’attente, de l'endroit où l'on se retrouve pour faire des activités en commun, j’envisage par conséquent de recréer ce genre d'espaces de sociabilité de rendez-vous amical.


À propos d’espaces, parmi vos immersions en EHPAD, vous avez transformé l’un d’entre eux, celui de Saint-Baldoph, les Blés d’or, en centre d’art, LBO, pour en faire un lieu de vie croisant les usages...

Comment faire en sorte que la confrontation entre l’art et la vie quotidienne ne soit pas l’objet d’un atelier une fois par an, mais l’occasion de créer une possibilité de fréquentation au jour le jour ? Pour qu’il y ait des artistes dans un EHPAD en permanence, quel autre moyen possible que d’y créer un centre d’art ? En court-circuitant toutes les fonctions des lieux, en érigeant un formidable « prétexte » pour les artistes de venir créer dans un cadre particulier qu’est celui de la vie d’un EHPAD, en faisant en sorte que les résidents côtoient les artistes et les œuvres tout au long de l’année... Et, pour les artistes, il s’agit d’animer la vie d’un EHPAD, de dépasser son cadre médical et institutionnel en le transformant en lieu de vie ouvert aux gens qui ne sont a priori pas concernés ; l’idée est que, demain, les gens qui habitent juste en face, et qui n’ont pas leurs parents dans le lieu, puissent venir, et rencontrer des gens, discuter, puisque ce sera désormais un centre d’art, un lieu de vie, raccordé au reste du territoire. Il s’agit pour moi d’une façon d’abolir la frontière entre l’art et le soin, entre le médical et le désirable, et d’inventer un terrain de jeu pour ce que les artistes ne pourraient pas faire ailleurs. Et c’est le prototype d’un modèle que nous sommes en train d’imaginer sur d’autres territoires...

 

— Propos recueillis par Mélanie Drouère, Festival d’Automne 2024

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024