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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

En conversation avec

Lukasz Twarkowski

Respublika
À la croisée du cinéma, de la rave, des arts plastiques et du théâtre, Respublika est l’exploration utopique, jamais édulcorée, de ce qui pourrait advenir. Dans un univers sans frontières, la performance n’aspire pas à enseigner, mais plutôt à immerger et interroger. Nous avons rencontré le metteur en scène Lukasz Twarkowski. L’occasion de nous interroger sur ses sources d’inspiration, la prolifération des « mockumentaires » et la rave comme un contre-pouvoir culturel à nous rendre addict.
© Andrej Vasilenko

Entrons dans le vif du sujet. Comment le projet Respublika est-il né ?

Le processus de création a été très long.  L’idée originale est complètement folle. La République de Paulava, véritable république autonome non loin de Vilnius, c’est le point de départ ! Fondée à la fin du XVIIIe siècle par le prêtre polonais Povilas Ksaveras Bžostovskis qui avait acheté les terres et aboli le servage des huit cents paysans, elle avait sa propre armée, sa monnaie, une sorte de service public de santé, un théâtre, des écoles. On l’appelait « le paradis des paysans ». Même si la république n’est pas devenue l’État socialiste escompté, elle nous a permis d’explorer la sensation d’être vraiment libre dans le moment présent. À cet égard, je l’ai immédiatement associée aux raves parties et à la création des zones autonomes temporaires (TAZ) – probablement les seules zones possibles de liberté totale.

La question était : quel serait le prochain grand changement social ? La première réponse obtenue trouve sa résolution dans la notion de travail intrinsèquement liée à l’idée du revenu de base (ou revenu universel) pour vivre dans une certaine harmonie. C’est précisément ce qui a déclenché l’expérience. Nous sommes parti·es avec tous·tes les créateur·ices et acteuri·ces dans les bois afin d’interroger ce que signifie « ne pas avoir besoin de travailler ou jouer ». La liberté était totale.


Le paradis des paysans, en effet. Comment cela s’est-il manifesté dans le spectacle ?

Ici, nous tentons de transmettre à chacun·e l’étincelle de la culture rave telle que nous la connaissons – nous avons regardé beaucoup de films sur la rave, appris à faire la·e DJ et construire le nouvel endroit. La règle de devoir organiser chaque jour une nouvelle rave s’est imposée très vite à nous.

C’est une idée de scénario que j’avais en tête depuis longtemps. Raconter l’histoire d’une micro-société qui choisit de vivre dans les bois afin d’expérimenter le revenu de base et qui au fil du temps, devient de plus en plus accro à la musique électronique et à la danse. Nous voulons que les publics en fassent l’expérience.

Être ensemble et danser ensemble peut sembler absurde, mais en même temps, trouver ce lien émotionnel profond est la chose la plus précieuse que nous pouvons faire actuellement


La rave est au cœur de votre œuvre, mais Respublika est aussi une pièce de théâtre. Comment nourrissez-vous ces deux éléments ? Et comment interagissent-ils ?

Pour garder intacte la surprise, je dirais seulement que la pièce s’articule autour de trois parties. La première partie reconstitue l’architecture de certains lieux du passé, transposés des forêts lituaniennes à la salle de théâtre. La deuxième partie s'appuie davantage sur la narration. Nous utilisons le montage en direct et la vidéo à double canal, afin de pouvoir regarder le spectacle de bout en bout comme un film. Ou bien participer activement aux actions. Une grande partie de la matière visuelle a été tournée dans les bois. Nous y sommes allé·es pour la première fois en été, ce qui était très plaisant. En hiver, les températures descendaient en dessous de zéro, ce qui rendait le tournage ardu et nuisait à l’esprit de fête.  Le temps était rude et humide. La troisième partie est celle où le jeu des acteur·ices glisse petit à petit vers la rave proprement dite.


Le spectacle est également décrit comme un documentaire parodique ou « mockumentaire ». Pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?  

Je suis vraiment étonné du développement des constructions narratives des mockumentaires. Je pense qu’elles sont très symptomatiques de notre époque. Nous sommes tellement en contact avec l’hyperréalité que les limites sont de plus en plus floues. Dans le format du documentaire parodique, qui renégocie la frontière entre le réel et la fiction, il y a une tension très intéressante : on ne sait jamais ce qui s’est réellement passé.

Le film a la forme du documentaire, même si tout n’est pas tout à fait vrai. Ce qui rend les choses beaucoup plus intéressantes ; c’est comme si on vivait une aventure imaginaire tout en faisant partie des événements en question. Cela me rappelle l’ouvrage Simulacres et simulation de Jean Baudrillard, dans lequel il évoque Disneyland, par nécessité de démontrer qu’il y existe quelque chose de moins réel que la vie états-unienne.

Il faut une sorte de point de référence moins réel pour prouver que notre vie irréelle est en fait réelle. Il me semble qu’il y a là quelque chose de similaire dans la philosophie du mockumentaire. Dans un sens, nous pensons que les films documentaires disent la vérité, alors qu’en réalité, ils peuvent en être bien plus éloignés que n’importe quelle forme de fiction.


En même temps, on a l’impression que vous construisez une utopie. Diriez-vous qu’il ne faut pas chercher de réponses dans votre pièce, mais qu’il faut plutôt la considérer comme une expérience réflexive ?

Absolument. Nous n’apportons jamais de réponses. Nous ne les avons jamais cherchées. Nous essayons en général de tester et examiner de près divers phénomènes. Je pensais avoir inventé cette notion, mais récemment, j’ai découvert qu’il s’agissait en fait d’une phrase de Francis Bacon : si vous pouvez en parler, pourquoi le peindre ? C’est donc ainsi que nous travaillons : nous essayons de construire une expérience multisensorielle, impossible à formuler avec des mots et qui ne cherche pas de réponse.

Respublika sonne comme un titre monumental et très politique, aussi. Que signifie-t-il pour vous, personnellement ?

Le titre Respublika trouve son origine première dans la République de Paulava, qui est notre matériau source. Ici, nous voulons la présenter comme un mouvement antipolitique. Parce que dans le spectacle, nous délaissons les questions politiques pour aborder la question des émotions. Nous avons gardé le nom qui a une connotation politique et qui est aussi une sorte de marque de fabrique – Respublika – qui elle-même pourrait être le nom d’un groupe de musique ou d’un collectif de DJ's.


Dans ce contexte, considérez-vous l’art comme une forme de résistance ?

Bien sûr ! Toutefois ce qui est « politique » est perceptible à différents niveaux – il ne faut pas que ce soit ouvertement « politique » pour l’être. Je veux croire que Respublika est aussi un acte profondément politique. Cependant, de nature pessimiste, j’ai l’impression que la culture a de moins en moins de résonance. C’est sans doute lié aux dernières années que j’ai passées en Pologne, où l’on constate que les nombreuses manifestations et grèves ne servent à rien. Le gouvernement d’extrême droite tue la culture.

En tant qu’artistes, nous devons alerter, nous devons parler, nous devons crier. Je sais que je continuerai à le faire.

— Extraits d’une conversation menée par Evita Shrestha et publiée sur le site Glamcult.com. Vous pouvez lire la version intégrale de cette conversation sur la page : https://www.glamcult.com/articles/in-conversation-with-lukasz-twarkowski/

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photos : Lucile Dizier, 2024