Une déclaration, ma déclaration d’amour
Gaia Saitta
Dans le sillage de Je crois que dehors c’est le printemps, la metteuse en scène, dramaturge et actrice Gaia Saitta adapte au théâtre le roman Les Jours de mon abandon d’Elena Ferrante. Dans l’œuvre en déconstruction, l’artiste y confirme son talent pour éclairer les désirs et les luttes de celles et ceux qui osent être soi. Une rencontre passionnante où il est question de la condition des femmes, de la famille, de la maison. Et surtout, de nouvelles appartenances et avenirs libérateurs qui prennent vie.
Le premier point commun entre votre pièce précédente Je crois que dehors c’est le printemps et votre nouvelle création Les Jours de mon abandon n’est-il pas l’importance fondamentale qu’a pour vous la condition de la femme ?
Les deux pièces nous laissent devant une question : jusqu’où la société impacte-t-elle le corps des femmes ? Les comportements genrés sont très enracinés dans l’éducation des filles. Comment s’en défaire ? Comment y répondre ? Heureusement, depuis le mouvement #MeToo, la parole se libère. Les jeunes générations acquièrent une autre conscience politique. Pour autant, la prise de conscience ne gagne pas la société dans son entièreté, ni toutes les géographies. Ce ne sont pas des violences circonscrites qu’on peut attaquer facilement. Le « mal » est insidieux. C’est pourquoi nous devons tenir.
J’aurais pu être Irina ou Olga. Quelque chose du lien persiste magiquement entre nous. Leurs prénoms convoquent le théâtre de Tchèkhov qui dévoile la vie, tout court. Elles m’ont appelée. Elles m’ont touchée. À y regarder de près, je n’ai pas eu le choix. J’opère ici une sorte de broderie des coïncidences.
Dans Je crois que dehors c’est le printemps, ce que vit Irina est tragique. La violence s’enracine dans l’histoire vraie. A contrario, dans Les Jours de mon abandon Olga est un personnage de fiction. En l’abordant, je songeais plus au corps de ma mère qu’à mon propre corps. Jusqu’à ce que je comprenne que je parlais de moi. Même si j’ai gagné en liberté, je ressens encore l’oppression, dans mon corps, entre mes muscles, dans mon squelette. J’ai besoin de le partager avec les publics.
Cela étant dit, j’interroge les liens qui existent entre la réalité et la fiction dans les deux pièces. J’ai le sentiment de parler de la même femme, celle que je connais bien. Irina est la femme tragique et digne. Il est urgent de crier son histoire aux quatre vents. Tout le monde doit l’écouter. Tandis qu’Olga est la femme ordinaire. Son histoire est banale : son mari la trompe avec la fille de la voisine. A-t-on envie de raconter cette histoire-là ? J’aurais tendance à répondre : non. C’est ce qui m’intéresse précisément. Olga n’est pas la femme qu’on a envie de sauver en premier. Pourtant, elle ne me quitte pas, elle est dans ma gorge. Nul besoin de tragédie pour que l’histoire se révèle violente et qu’on se sente oppressée. Il ne faut pas attendre que le sang coule pour réagir.
À nouveau, c’est la littérature qui bascule dans le théâtre, vous adaptez le roman éponyme de Elena Ferrante. Pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?
Il est presque impossible d’adapter littéralement le roman de Elena Ferrante au théâtre. Tant l’écriture est complexe. On doit la lire à haute voix pour saisir son incroyable musicalité. C’est ce qui explique mon besoin de réintroduire la langue italienne dans la pièce. Je dois prononcer certains mots dans ma langue maternelle. Le son des mots de Ferrante est prodigieux. Son écriture a une telle force performative ! C’est précisément là que se situe la théâtralité de l’œuvre de Ferrante : la relation complexe d’inséparabilité entre le corps et la parole.
Clairement, je ne mets pas en scène seulement le roman de Ferrante. Je mets en scène également l’effet qu’il produit directement sur nos corps. Sans doute, c’est ce qui m’autorise à l’adapter et le mettre en scène au théâtre. Je mets en scène ce que mon corps reçoit et mon esprit perçoit. D’emblée, ce que je comprends.
Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se traduit dans l’acte littéraire et artistique. C’est la révolte ressentie face à la violence intégrée. Comment la société impacte-t-elle durablement le corps des femmes ? Comment les femmes intègrent-elles le devoir d’obéissance ? La société représente communément LA femme comme une personne généreuse, à l’écoute, réconfortante. Alors que les femmes ont le droit d’être ce qu’elles veulent. La représentation de la femme désobéissante manque. La société accepte la révolte d’une femme mais à condition qu’elle reste digne, belle et élégante.
L’histoire d’Olga n’a pas la dignité de la tragédie. Olga se révolte. Elle est brutale, grossière, agressive avec elle-même et ses enfants. Elle est semblable à un animal dangereux. C’est ce qui m’intéresse. On n’a pas l’habitude de représenter les femmes de cette façon-là. Alors qu’elle participe à leur libération.
À la lecture, Olga ne me plaisait pas. Je me suis disputée avec elle. À ma grande surprise, j’ai découvert ma propre misogynie. Elle m’a effrayée. Après tout pourquoi une femme n’agirait-elle pas de cette façon-là ? Alors qu’on accepte cette part sombre des hommes. Pour autant, je ne veux pas dire qu’une femme doit agir comme Olga. La question est : jusqu’à quel point, une femme peut-elle être qui elle est ? Et ne pas répondre aux diktats de la société.
Comment avez-vous travaillé avec les enfants qui jouent un rôle essentiel dans la pièce ?
J’ai gommé tous les personnages qui incarnent chacun·e à leur manière la domination patriarcale : le mari d’Olga et sa maîtresse, le voisin, ainsi que tous les ami·es d’Olga. Je m’attache uniquement aux personnages qui libèrent Olga de ses chaines : son fils, sa fille et son chien. Flavie Dachy et Mathilde Karam interprètent à tour de rôle le personnage de la fille. J’ai travaillé avec elles comme avec des collègues. Elles comprennent très bien le sens de l’histoire. Au début, je me souciais beaucoup de la langue ordurière. Il y a beaucoup de gros mots. Les enfants sont dotés d’une intelligence incroyable. Très vite, elles en ont saisi le sens. Elles s’en amusent même. À l’évidence, elles sont beaucoup plus matures que je ne l’étais au même âge.
Vos choix de lumière, d’espace, de scénographie recomposent une maison. Ici, elle n’a plus rien d’utopique. Elle est même l’endroit ultime de la fragilité et de la violence, inter/intra humaine et familiale.
Je raconte l’effondrement du modèle. Si j’avais adapté littéralement le roman de Ferrante, nous aurions dû représenter une belle cuisine, Olga porterait une belle robe. Nous aurions produit des images qui nous auraient empêché·es de trouver un nouvel imaginaire.
Nous avons imaginé avec la scénographe Paola Villani et la créatrice lumière Amélie Géhin, une maison en train de s’écrouler. Ce contrepoint narratif ne se contente pas de souligner l’action. Il ouvre aussi d’autres portes. Grâce à la lumière, nous jouons poétiquement des matérialités et des sensations. Ainsi, la maison est sinistre et désirable, à la fois. À peine avons-nous l’impression d’entrer dans le monde hyperréaliste que nous prenons de la hauteur dans le monde surréel.
Cela tient à la manière dont nous sommes parvenu·es à produire une écriture cinématographique influencée par la photographie de Gregory Crewdson. À cet égard, l’expérience cinématographique de mes collaborateur·ices artistiques y est pour beaucoup : Mathieu Volpe à la dramaturgie ; Ezequiel Menalled à la composition musicale ; Frédérick Denis à la création costume ou Sarah Cuny à l’assistanat. La collaboration de l’ensemble des équipes du Théâtre National l’est aussi assurément.
Seule la chambre des enfants semble la plus habitable, comme une sorte de pureté à préserver.
La chambre des enfants représente une sorte d’exception, une sorte d’espace « intouchable », un futur possible reposant entre leurs mains seules. De ce point de vue, il peut faire penser au film Monster du réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda qui s’attache au sujet de l’enfance. Il nous amène dans les recoins d’un wagon de train abandonné que deux jeunes garçons ont transformé en un espace à rêves, troué de petites lumières et planètes. Ils l’ont transformé à leur image. Leur action doit être comprise comme une manière de dire : nous sommes au commencement de l’histoire de l’humanité et non à la fin. Qui veille sur qui ? Qui regarde qui ? Les enfants ? Ou la mère ?
Au début, on peut croire que la pièce est un drame familial bourgeois, mais plus elle avance, plus elle a un propos politique, féministe.
Je raconte ici les histoires des femmes que l’on ne raconte pas, celles de toutes les femmes de mon enfance, ma grand-mère, ma mère, ma voisine. Je raconte l’histoire des femmes encastrées dans leurs corps, leurs habitudes qui ne viennent pas d’elles. Je raconte l’histoire des femmes qui sont devenues ce que la société leur a permis de devenir sous le poids de la tradition et des structures étatiques.
S’il est urgent de raconter l’histoire d’Olga, c’est parce qu’elle dit quelque chose de l’Italie d’aujourd’hui. Le pays est dirigé par une femme qui n’est pas féministe. Récemment, le Sénat italien a adopté un amendement qui autorise les groupes « pro-vie » à rencontrer les femmes qui envisagent d’avorter dans les plannings familiaux afin de « mieux les informer ».
Il ne s’agit donc pas d’un recentrement sur un drame familial bourgeois mais sur d’autres appartenances et alternatives.
Dans quelle mesure Les Jours de mon abandon est-elle une pièce actuelle ?
J’y interroge le modèle de la famille nucléaire traditionnelle italienne. Et surtout, le paradigme de la binarité qui est étouffante. C’est ce que peut le théâtre. Dans la pièce, la famille, c’est moi femme queer qui interprète le rôle de la mère Olga ; Flavie Dachy et Mathilde Karam, qui ne sont pas mes filles biologiques, interprètent le rôle de la fille Ilaria ; Jayson Batut, qui est un homme trans, interprète le rôle du fils Gianni ; Vitesse, qui n’est pas mon chien, interprète le rôle du chien Otto. C’est une déclaration, ma déclaration d’amour. Que signifie faire famille au XXIe siècle ?
En définitive, je remets en cause le modèle patriarcal en abordant la question de la famille par le prisme de la maison. Nous démontons ici la maison avec nos mains. La maison telle qu’on la conçoit avec ses règles et ses assignations, sa violence et ses espaces dédiés doit être détruite.
L’anthropologue Philippe Descola dit en substance : nous créons notre environnement en tant que « monde ». Dans ce processus de « mondiation », tout joue : les êtres, les relations, les rituels, les discours, les croyances.
Absolument. Je me suis aussi beaucoup inspirée du Manifeste des espèces compagnes de Donna Haraway et de la réflexion de Paul B. Preciado sur les relations qui existent entre la subjectivité-corps et l’espace qui l’entoure. De la même manière, la maison est ici pensée par analogie avec les corps. C’est un précipité de désirs, de luttes.
— Entretien réalisé par Sylvia Botella en avril 2024