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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Performance, résistance et responsabilité

Helena Grehan

Multiple Bad Things

À l’heure où j’écris ces mots, le ministre australien de l’Immigration, de la Citoyenneté et de la Multiculturalité tente de faire passer en urgence une nouvelle loi qui lui octroierait des pouvoirs extraordinaires. Ceux-ci lui permettraient de cibler les pays qui rejettent les personnes (principalement des réfugié·es et demandeur·euses d’asile) que l’Australie souhaite déporter. Ces pouvoirs permettraient également au gouvernement du Commonwealth d’incarcérer les personnes actuellement détenues en centres fermés qui s’opposent à leur déportation. Parallèlement, le pays tente de négocier une sortie de l’impasse créée par le référendum raté d’octobre 2023, qui visait à donner « une voix » aux aborigènes et aux indigènes du détroit de Torrès, et ainsi leur offrir une tribune pour éclairer les politiques et les décisions légales qui auraient un impact sur leurs communautés. La campagne en faveur des droits des populations autochtones fut saluée comme un pas décisif dans la réconciliation d’une nation divisée par le racisme et le legs d’un passé colonial violent. Son échec a fortement blessé les nations autochtones et leurs allié·es, laissant le pays en proie à une fracture profonde. Précédemment voilées, les divisions sont aujourd’hui mises au jour et marquent tant la vie politique et sociale que culturelle. Si ces événements ne constituent qu’une partie de la vie sociopolitique australienne, il est utile de les citer, car ils sont une partie des « mauvaises choses » présentes dans le contexte de travail de Back to Back Theatre. En élargissant le cadre à l’échelle mondiale, la situation paraît bien désastreuse : de l’Ukraine au génocide palestinien, de la montée du populisme à la crise démocratique, sans même parler de la menace que constituent l’intelligence artificielle et la crise climatique… nous vivons dans une atmosphère de « mauvaises choses ». La vie au sein de cette atmosphère peut paraître accablante, nombre d’entre nous ayant un sens aigu à la fois des responsabilités et du désespoir et ne sachant trop comment agir, comment bien faire et prendre soin. Mais nous nous devons d’essayer, il n’y a tout bonnement pas d’alternative.

Pris dans ce contexte de tensions, de menaces et de « mauvaises choses » mondiales et locales, nous cherchons refuge dans l’art. Parfois, c’est une échappatoire, un lieu d’ouverture à de nouvelles façons de penser, de ressentir, de réagir à ce qui nous entoure. Parfois, c’est aussi ce qui nous amène à réagir, à provoquer le changement, à  repenser des événements, des idées ou des expériences auxquelles nous avions déjà réfléchi, différemment. Comme le fait remarquer le chercheur et critique de théâtre Hans-Thies Lehmann : « c’est le devoir de l’art d’aiguiser nos sens à l’exception, de cultiver l’exception ». C’est exactement ce que fait Back to Back Theatre. Leurs performances peuvent nous laisser perplexes ou confus·es, jusqu’à ce que nous réalisions que ce qu’elles nous proposent, c’est une occasion d’aiguiser nos sens, de penser aux vrais enjeux et d’ouvrir une réflexion sur la manière d’y faire face. Elles nous interpellent – de façon parfois subtile, parfois moins – pour que nous réfléchissions à qui nous sommes, et à nos interactions avec les autres et le monde qui nous entoure ; pour que nous réfléchissions à la manière de prendre soin de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, au sein de notre environnement oppressant.

Back to Back Theatre n’a jamais éludé les mauvaises choses. Iels connaissent intimement le monde dans lequel nous vivons, même si, de l’aveu même de ses membres, le monde, lui, souvent les exclut. Comme le démontraient leurs spectacles précédents tels que Food Court, c’est un avantage : iels sont des observateur·ices avisé·es de la société, de la politique et de la culture, des processus à la fois infimes et macros du quotidien. Iels savent des choses et s’en servent pour éclairer leur pratique.

Chaque performance est un ciselage, au fil de la conception et des répétitions, du matériau brut qui nous entoure : l’actualité, le quotidien, les interactions intimes, les moments de joie, de douleur, de plaisir ou d’absurdité. Tout part d’un germe, d’une idée, d’une provocation et se développe à la faveur d’un travail assidu d’ateliers et de collaboration, faisant émerger et évoluer le dessein du processus. Le résultat est parfois épars, parfois complexe, mais aussi drôle et nécessairement désarçonnant. La troupe s’adresse toujours à la société, exigeant une pluralité de perspectives, de voix et de récits. Iels provoquent ainsi de multiples fissures dans l’édifice de l’exclusion, de l’oppression et du pouvoir, performance après performance. Leur travail appelle à d’autres façons d’être qui seraient génératrices, productives et collaboratives. Il convoque de nouvelles images et façons d’envisager des réponses aux « multiples mauvaises choses ». Back to Back ne se contente toutefois pas d’une restitution de récits et de réflexions : il invite, voire exige du public qu’il s’empare du sujet et réfléchisse sincèrement à sa responsabilité dans l’acceptation du statu quo – aussi oppressant soit-il – pour ensuite imaginer d’autres façons d’être.

— Helena Grehan

Helena Grehan est la rectrice de la chaire de recherche professorale à la Western Australian Academy of Performing Arts, Université Edith Cowan.

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024