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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Sur la ligne de faille

Thibaut Wenger

Détester tout le monde
Derrière la revisitation de L’Orestie d’Eschyle par le metteur en scène et acteur Thibaut Wenger qui explose les frontières de la tragédie avec la dramaturge Adeline Rosenstein, c’est bien la question de la justice qui est repolitisée avec une liberté affolante ! Et un humour décapant. Ça fait même rire les plus jeunes !
© Gilles Destexhe

Pourquoi avoir choisi de travailler sur L’Orestie d’Eschyle ? Et le proposer aux plus jeunes avant tout.

Le Nouveau Relax – scène conventionnée de Chaumont – auquel nous sommes associé·es depuis quelques années, nous a passé commande d’un spectacle à destination des jeunes. Très vite, j’ai proposé à la metteuse en scène et dramaturge Adeline Rosenstein d’écrire pour Mathieu Besnard, Nina Blanc et moi-même. Il se trouve que l’histoire gore que ses enfants aimaient qu’elle leur raconte à ce moment-là était L’Orestie d’Eschyle. Beaucoup l’ignore, Adeline Rosenstein est une conteuse de nuit.


Après l’adaptation partielle de Woyzeck de Georg Büchner, c’est votre deuxième collaboration avec Adeline Rosenstein. Pourquoi elle ?

En réalité, Adeline Rosenstein m’accompagne artistiquement depuis longtemps. Pour nous, elle a traduit les brouillons de Woyzeck en baragouzek, une sorte de créole urbain imaginaire. Avec elle, j’ai découvert certains grands textes du répertoire – des projets qui sont parfois restés dans les cartons tel que La Bataille d’Arminius de Heinrich von Kleist. J’ai également travaillé sous sa direction dans Décris-ravage, où même après des dizaines de représentations sa pensée continue à m’attraper.
Il y a dans le travail de réécriture de L’Orestie le désir avant tout de transmettre les grands récits sans se prendre tout à fait au sérieux.


Comment avez-vous travaillé concrètement avec Adeline Rosenstein ?

L’écriture en elle-même nous a pris du temps. Nous avons débuté le travail de répétition avec peu de matière, en scrutant le registre de parole. Nous nous sommes demandé : comment ça parle ? Adeline travaillait seule, puis avec nous. C’est-à-dire, qu’elle nous transmettait le texte au fur et à mesure, en s’amusant des impossibilités qu’elle provoquait.

Nous lui faisions des retours de plateau très concrets qu’elle intégrait ou non. Le texte de Détester tout le monde émerge de cette confrontation-là. Récemment, Adeline a réécrit la fin de la pièce. En fait, elle a réécrit 4 fois la fin. C’est sa manière à elle de travailler. La pièce est encore en devenir. (Rires)
 

© Gilles Destexhe

Adresser la pièce Détester tout le monde aux publics plus jeunes a-t-il changé votre manière de travailler ?

L’adresse aux jeunes est complexe. À l’origine la commande était d’écrire un spectacle pour les adolescent·es de 12 ans. On s’est très vite rendu compte que le spectacle était un peu compliqué pour elle·ux.  Nous avons dû faire des ajustements. Si je devais résumer en quelques mots notre proposition artistique, je dirais : Détester tout le monde est la tentative maladroite de trois acteur·ices de jouer comme des adolescent·es, sans totalement y parvenir.


Donner forme au texte a-t-il été compliqué ? Est-ce que c’était un défi pour vous ?

En toute honnêteté, lorsqu’Adeline Rosenstein nous a donné les trois premiers feuillets, nous étions un peu perdu·es. (Rires) Tant le texte nous apparaissait dense, déroutant. Les rôles n’étaient pas distribués. Nous avons mis quinze jours avant de saisir et comprendre tous les procédés narratifs. Adeline a dû réécrire certains passages. Parce que, malgré notre bonne volonté, nous ne pouvions pas nous « cloner ». Et certaines propositions étaient difficilement « tenables ». Dans la pièce, nous jouons tour à tour différents personnages. Ce qui en retour nous demande d’être très agiles ! Pour nous, le spectacle est comme une course impossible. (Rires)

Nous travaillons aussi sur la confusion. La pièce contient sa part de catastrophe. L’endroit du jeu se situe toujours sur la ligne de faille. La pièce se crée le long d’une faille sismique. Le troisième tableau est le plus inventif, à mon sens. Tout s’emballe.


L’une des choses qui frappe dans votre pièce, c’est la langue, l’humour, et surtout la liberté. C’est peut-être la première de vos pièces dans laquelle vous en prenez autant. Elle est folle et décapante.

Peut-être ! (Rires)

© Gilles Destexhe

En définitive, que voulez-vous raconter ?

Comment sortir d’un système autocratique et militarisé ? Comment mettre fin au cycle infernal de la violence ? Pour aller vers une société plus respectueuse des droits individuels. En posant ces questions extrêmement complexes, Détester tout le monde dialogue avec tous·tes les adolescent·es et leur désir incandescent de plier le monde à leur idéal de justice.

Nous avons joué plusieurs fins. L’une d’elles reposait sur un malentendu qui permettait au personnage de Thena de mettre fin sur une pirouette un peu calamiteuse à sa laborieuse tentative. Aujourd’hui, elle se retrouve malmenée par un jury « qui prend la confiance », qui relève la tête, non sans un certain narcissisme, et sans vraiment accorder la moindre attention au personnage de Reste qui est face à lui. L’ambiguïté de cette position-là m’intéresse.


Quels sont les thèmes qui vous touchent particulièrement ?

Que ce soit Ennemi du peuple, Détester tout le monde ou ma prochaine pièce d’après Michaël Kohlaas de Heinrich von Kleist, elles traitent toutes de la question de la justice. Celle qu’on réclame. Celle qui est rendue. Ou des mécanismes de la démocratie ? Sur quoi se fonde la démocratie ? Peut-être parce que les pièces en disent plus long que toutes les analyses politiques. En tout cas, j’essaie seulement de témoigner de ce que je pressens avec honnêteté.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2024

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024