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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

La course qui ne finit pas

Hanane Hajj Ali

Jogging
De sa ville Beyrouth, l’actrice, dramaturge et pédagogue Hanane Hajj Ali n’oublie ni sa vitalité inouïe ni son courage dans Jogging qui, à travers la figure de Médée et l’histoire de trois femmes, explore en courant la condition des femmes et lève les tabous autour de la politique, de la religion et du sexe. L’occasion de rencontrer l’une des plus emblématiques artistes activistes de la scène libanaise qui met en accord ses convictions et ses actes. Et surtout, discuter avec elle, du théâtre, de la situation des artistes, des droits des femmes. Et du Liban, tout court.
© Nora Noor

Qu’est-ce que vous voyez à l’aube lorsque vous courez dans les rues de Beyrouth ?

Je vois la ville de Beyrouth qui s’effrite un peu plus dangereusement chaque jour. Une bande organisée vole par exemple les plaques d’égout. Car leur fonte peut valoir très cher. Lorsque la lumière du jour décline, il est très dangereux de marcher dans la ville : on peut tomber dans une bouche d’égout. Ce d’autant que la nuit, nous sommes privé·es d’électricité. Il y a déjà eu beaucoup d’accidents. Un enfant est mort. Des personnes âgées se sont cassées la hanche.

Les ministres se désintéressent non seulement du sort réservé aux citoyen·nes mais aussi ils rendent leur vie quotidienne de plus en plus dure. Lorsque je cours dans les rues de Beyrouth, je vois les stigmates de la chute libre du Liban.
 

Pouvez-vous dire quelques mots sur la situation des artistes libanais·es au Liban ?

Le ministère de la culture a été créé en 1993. Comment cela est-il possible ? Dans la mesure où le Liban a été le premier pays arabe à avoir une chaine de télévision et à connaître un véritable âge d’or surtout culturel jusqu’à la guerre civile en 1975.

Après la guerre, Rafic Hariri (ndlr : homme d’affaires et homme d’état libanais assassiné en 2005) lance le slogan : « Beyrouth, une ville antique pour le futur » tout en organisant l’urbicide le plus marquant de l’Histoire du Liban du 20ème siècle. Tout le centre-ville de Beyrouth a été vendu à une compagnie privée Solidere. Le slogan glorifiait le passé, s’intéressait au futur mais pas au présent. On a ainsi effacé toute la mémoire de la guerre civile, et donc celle des 17.000 personnes disparues. Une loi a amnistié tous les responsables de la guerre civile. Certains chefs de milice sont devenus ministres et députés. C’est l’une des raisons pour laquelle bon nombre d’artistes et d’opérateurs et acteurs culturels ont pris en charge de questionner la mémoire de la guerre. On ne peut pas vivre sans savoir pourquoi il y a eu la guerre. Pourquoi et comment s’est-elle terminée ? Au Liban, on n’explique rien. On ne s’intéresse pas aux droits des citoyen·nes. Au contraire ! En 2023, les Libanais·es se démènent pour survivre, et à plus forte raison, les artistes, dans une situation catastrophique qui s’empire, jour après jour.

Le ministère de la culture qui n’a jamais joué pleinement son rôle et qui a toujours eu le budget le plus bas de tous les ministères, a fusionné en 2020 avec le ministère de l’agriculture ! Son budget actuel est peau de chagrin. Et les artistes y ont de moins en moins accès. Ce qui est inédit. Même pendant la guerre, le ministère de l’information continuait d’accorder des aides à la mobilité. Il prenait en charge le voyage des meilleures troupes artistiques pour représenter le Liban dans les festivals régionaux et internationaux. Ces dernières années, le Liban en est souvent absent. Exception faite des artistes soutenu·es par les mécènes et les institutions privées. Ou repéré·es par les programmateur·ices européen·nes ou américain·es pour jouer en dehors du Liban où i·els sont pris·es en charge directement par les opérateurs culturels locaux.

Pareil pour les bourses de formation, de spécialisation ou d’études. Si en 1983 j’ai bénéficié d’une bourse universitaire pour étudier aux Etats-Unis et en France, il est difficile d’en obtenir une en 2023. Les bourses existent toujours mais elles sont devenues discrétionnaires. La corruption règne. En tout cas, du fait de la crise économique et de la dévaluation galopante de la livre libanaise, les bourses ne valent plus rien.

Cela étant dit, tout le monde parle de la vitalité artistique au Liban. D’une certaine manière, c’est encore un peu vrai, le Liban a toujours été considéré comme la plaque tournante du Moyen Orient. Jusqu’à il y a quelques années, lorsqu’on venait au Liban, on n’avait pas le temps de tout voir. Puis petit à petit, la jeunesse a perdu ses illusions. En 2005, Beyrouth a vécu sur des montagnes d’ordures durant des mois.

À partir de là, les crises successives ont déferlé et la société libanaise s’est noyée. Les vagues de migration, et en particulier celles de la jeunesse libanaise désillusionnée, frappent de plein fouet le pays agonisant.

En joggant, je vois le patrimoine culturel s’effriter. Les maisons sont détruites en une nuit. Parfois en courant à l’aube, je vois un tas de pierres à la place de la maison qui était encore debout la veille. Comment est-ce possible ? On détruit les joyaux de notre patrimoine architectural et on saccage les jardins pour y construire des tours de luxe de 50 étages alors que nous n’avons pas suffisamment d’eau pour les alimenter, que les pompiers n’ont pas le matériel nécessaire pour intervenir en cas d’accident. Qui peut construire de tels immeubles de luxe ? Les appartements sont achetés par les pays du Golf et restent la plupart du temps inhabitables. On chasse les gens les plus pauvres à la périphérie de la ville.

En outre, les crises successives s’emboitent, ce qui rend les choses difficiles ! Elles n’épargnent pas les artistes. Aujourd’hui, c’est le désarroi. Des théâtres ont fermé. Les artistes qui ont plus de 40 ans de carrière sont dans le besoin. Heureusement, les solidarités s’opèrent au Liban et sur la scène internationale. On crée des alliances intersectorielles entre l’humanitaire, la justice, la santé, la culture. Malgré tout, la culture persiste. Je ne parle pas ici de l’Entertainment, je parle des initiatives qui opèrent des changements radicaux dans le but d’améliorer le statut des comédien·nes, créer des alternatives, pour remplacer les syndicats inactifs. Forcément, toutes ces initiatives ne sont pas les bienvenues. D’où la censure.

Depuis la révolution, depuis 2019 et encore plus depuis la crise du COVID qui a été un cadeau du ciel pour les gens du pouvoir qui se sentaient menacés par les milliers de Libanais·es qui occupaient les rues pendant des mois pour en finir avec le système politique pourri et avec ses représentant·es, la censure s’est intensifiée, jusqu’à faire comparaître les personnes les plus actives dont des artistes devant le tribunal militaire. Ce qui contrevient à la loi et la constitution.

Si les artistes ne peuvent pas parler de politique, ni de sexe, ni de religion. Alors qui peut en parler ? Quel est le rôle des artistes ? C’est pourquoi, je paraphrase Shakespeare dans la pièce : « il y a quelque chose de pourri dans ce pauvre pays ».
 

Comment la censure s’opère-t-elle au Liban ?

Personnellement, j’ai décidé depuis quelques années de me soustraire à la loi qui oblige les artistes à soumettre leurs textes à la Sûreté générale – chargée de la censure des films, des livres, des pièces de théâtre – pour obtenir une licence de production pour diffuser leurs œuvres. Concrètement, la Sûreté générale peut décider de délivrer la licence après avoir amputé le texte de quelques scènes ou phrases. Ou tout simplement ne pas la délivrer sans donner d’explications. Si on outrepasse sa décision, on peut être puni d’une amende de 10.000 dollars, on peut être passible d’une peine de prison, le théâtre peut être fermé définitivement.

Je considère cette loi insultante. Aujourd’hui, soit je continue de pratiquer mon art librement ! Soit j’arrête ! Beaucoup d’ami·es et même mon époux (ndlr: Roger Assaf, dramaturge, metteur en scène et comédien) m’ont mise en garde contre ma naïveté. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’aucun théâtre n’a accepté d’accueillir le spectacle Jogging. Heureusement, des amis qui possèdent des espaces alternatifs ont couru le risque avec moi. I·Els m’ont invitée à jouer à la Galerie Saleh Barakat, à l’Espace culturel Station.

Si Jogging est joué gratuitement au Liban, c’est aussi dans un souci de démocratisation et de décentralisation culturelle. Je veux jouer dans les villages les plus reculés au Liban. Le spectacle est très léger. L’espace vide au sens de Peter Brook est sculpté par la lumière. Ce qui m’importe c’est la relation qui existe entre mon imaginaire, ma parole, mon jeu, et mes concitoyen·nes (ou publics). C’est l’essence-même du théâtre. Par exemple, j’ai joué dans un café très populaire à Tripoli. Nous avons délimité une sorte de plateau avec quelques tables. Comme souvent, à l’issue de la représentation, nous avons discuté avec les publics.

J’ai représenté plus de 200 fois Jogging au Liban. Récemment, je l’ai présenté sur les toits du Centre culturel Zicco House dans le cadre du Festival Souyouh El Wassl-Les toits de Connexion organisé par la compagnie Laban pour lever des fonds pour le projet Mansion. Parce qu’aujourd’hui, les acteur·ices culturel·les du projet qui ont été abrités pendant douze ans par le propriétaire de la maison – l’un des rares joyaux du patrimoine architectural libanais encore debout-, sont contraints de trouver un autre espace.


Vous courez dans la vie, vous courez dans Jogging.  Y-a-t-il une continuité entre les deux expériences ?

On dit souvent que le théâtre est le reflet de la vie. Ce que je réfute. Je préfère dire que le théâtre fait partie intégrante de la vie. Et inversement. C’est pour cette raison que Jogging commence par ma vie et glisse petit à petit vers les histoires d’autres femmes qui ont beaucoup de points communs. Tout le long de la pièce, je jongle entre le réel et l’imaginaire, l’intime et le public, le tragique et le comique, entre le sacré et le profane. Pour moi, l’un des rôles les plus essentiels de l’artiste, c’est : comment mettre la créativité au profit de l’Humain et vice versa ?!


Justement, comment avez-vous travaillé concrètement ?

À l’origine, je n’avais pas prévu d’écrire une pièce. Lorsque je cours, il me vient des réflexions, des rêves, y compris érotiques. (Rires) Une fois rentrée à la maison, je les note. Ce n’est qu’après, en relisant mes notes, que j’ai pris conscience qu’elles pourraient être le matériau d’un monologue. Lorsque plus tard, Éric Deniaud et Aurélien Zouki du Collectif Kahraba m’ont proposé de venir jouer au Festival Open Air qu’ils organisent au cœur de Beyrouth et qui est superbement nommé Nehna We Amar Wel Jiran (nous, la Lune et le Ciel), je leur ai proposé ce monologue qui parle de ma déambulation dans la ville. Ils l’ont lu. Ils l’ont aimé. Étonnement, le monologue a eu un grand succès, à la fois public, critique et professionnel.

Mohamed Ikoubaân le directeur du Centre nomade des arts Moussem à Bruxelles m’a invitée en résidence de recherche à Bruxelles. C’est comme ça que tout a commencé. J’aime travailler en équipe.  J’ai travaillé dans l’esprit de la création collective : sur le son avec Wael Kodeih ; sur la dramaturgie avec Abdullah Alkafri ; sur la mise en scène avec Éric Deniaud ; sur le design avec David Habchi ; sur des recherches techniques avec Yassine Sabti. Nous avons expérimenté ensemble durant trois ans. Je n’étais pas pressée. J’ai finalisé en 2016 le texte. En 2017, nous avons présenté Jogging en Première mondiale à Moussem Cities : Beirut à Bozar


À travers le mythe de Médée et l’histoire de trois femmes au destin tragique, la performance sportive est le levier pour explorer la condition des femmes et lever les tabous autour de la politique, de la religion et du sexe. Que dit précisément Jogging sur la condition des femmes ?

Pour moi, Jogging, c’est courir après nos rêves, nos ambitions, nos droits, nos jardins, nos espaces publics. C’est une course effrénée qui ne finit pas. Elle nous tient en vie. Elle nous apporte l’énergie, l’oxygène nécessaire pour continuer d’espérer. Pour moi, le jogging et le théâtre sont mes poumons.

Si les artistes ne s’emparent pas des histoires qui sont cachées, des voix qui sont étouffées, qui d’autre peut s’en emparer ? En tout cas, ce ne sont certainement pas les médias surtout quand la plupart des journaux et des chaines de radio et de télévision sont possédés par les gens du pouvoir ou qui détiennent le pouvoir. La vidéo dans laquelle Yvonne explique les raisons qui l’ont conduite à empoisonner ses filles, et qui était censée être conservée dans les archives judicaires, est aujourd’hui introuvable.

Pourquoi Médée ? Il y a quelques années, mon fils a eu un cancer à l’âge de 7 ans. En joggant, j’ai rêvé que je le tuais en l’étouffant avec un coussin pour soulager sa douleur. Cette vision m’a véritablement tétanisée pendant quelques minutes. Je ne pouvais plus bouger. L’image de Médée m’a alors rattrapée. J’étais d’autant plus surprise que quelques années auparavant, j’avais refusé de jouer le rôle de Médée à l’université. Je n’étais pas convaincue : une mère ne peut pas tuer ses enfants ! Le professeur m’avait mis zéro. J’en étais très fière.

Dans Jogging, je rentre dans le réel par le mythe de Médée et aussi les histoires de femmes. Au cours de mes recherches, j’ai découvert l’histoire d’Yvonne – ce n’est pas son vrai nom – qui, après avoir découvert la double vie de son époux, a empoisonné ses filles. Son histoire m’a choquée.

J’ai découvert beaucoup d’histoires similaires dans le monde. Mais cela ne suffisait pas. Il me manquait quelque chose, jusqu’à ce que je découvre l’histoire de Zahra. Mariée de force à 15 ans, elle a eu le courage d’affronter des montagnes d’obstacles, de divorcer de son mari et s’unir à l’homme de son choix. Trahie par ce dernier, elle s’est radicalisée. Pour elle, tout ce qu’elle avait vécu était peine perdue. Dieu seul méritait tous les sacrifices. Elle a donc élevé ses enfants dans l’idée de mourir en martyr. Lorsque ses deux premiers fils sont morts, elle était très fière. Lorsque son troisième fils est mort en Syrie sous les coups des alliés du Hezbollah – qu’il avait rejoint quelques années auparavant­­ – parce qu’il avait refusé d’obéir aux ordres et avoir du sang d’innocents sur les mains, elle a réalisé son erreur. D’une certaine manière, à cause de l’éducation qu’elle avait donné à ses fils,  elle les avait tués.


On dit de vous que vous êtes l’une des plus grandes artistes activistes au Liban. La pièce a une tonalité féministe. Est-ce que vous vous revendiquez féministe ?

Je ne me proclame pas féministe, mais Jogging est souvent perçue comme une pièce féministe. J’y parle de Médée, mais aussi des hommes, des fils. Qui élèvent les enfants ? Ce sont les femmes. Souvent, elles élèvent leurs enfants comme leurs mères l’ont fait et avant leurs grand-mères. La question de l’éducation touche toutes les strates de la société. Je ne suis pas contre le féminisme, bien au contraire. Mais je ne peux pas prétendre que je suis féministe. Tout simplement, il s’avère que Jogging touche de plein fouet les questions féministes.


Selon vous, quel est le plus grand combat que doivent mener les femmes aujourd’hui ?

Pourquoi n’avons-nous pas tous et toutes les mêmes droits ?  Si un homme tue une femme au Liban, on dit facilement que c’est une question d’honneur. Même si les choses changent petit à petit, je n’ai jamais vu un homme qui a assassiné sa femme recevoir la sentence qu’il mérite.

Je suis musulmane pratiquante. Mais pour moi, la religion est surtout une affaire personnelle. Dans la vie, je suis citoyenne. Tous les citoyen·nes doivent être égau·les. Il faut des lois justes. Nous devons tous·tes être égau·les devant la loi. Elle doit protéger tous les citoyen·nes contre toutes sortes de violence et d’injustice, Tout est à faire !

Il y a par ailleurs beaucoup d’autres causes qui touchent tout le monde. Lorsqu’on vit dans une société qui s’effrite, comme c’est le cas au Liban, tout est interdépendant. Lorsque je parle du Liban, je n’oublie pas tout ce qui se passe en Belgique, en France, en Italie, aux États-Unis. En Europe et ailleurs. Partout, les catastrophes climatiques se multiplient et s’amplifient. Il est temps de prendre conscience que tout le monde est en danger et que « ça n’arrive pas seulement aux autres ».

Tout ce qui intéresse la plupart des gouvernements c’est vendre des armes, faire des guerres, cumuler les profits alors que les populations sont en danger. Ce ne sont pas seulement des questions écologiques. Ce sont surtout des questions politiques. Et le politique embrasse le social, l’humanitaire, l’économique, l’éducatif, le culturel. Tout se recoupe !

– Entretien réalisé par Sylvia Botella en septembre 2023

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024