Tout est dans le presque
« Je me demandais quel était le sens de leur présence. Finalement, je pose les mêmes questions à mes interprètes : Quelle est ta mission ? Qu’est-ce qui te rend unique ? » Cette double interrogation, Alain Platel, psychopédagogue en institut pour enfants handicapé·es avant de devenir chorégraphe, l’a soulevée à propos de sa création VSPRS (Vespers, 2006) où, sur un fond qui reproduit la cellule matelassée des asiles, des danseur·ses performent de manière saisissante la maladie mentale.
Dans Une tentative presque comme une autre, Guillaume Papachristou, au lieu de performer l’enfermement, le vit réellement sous nos yeux tout le temps du spectacle. Mais il le vit surtout en dehors, dans les moments qui précèdent sa présence sur scène. C’est son frère jumeau, Clément Papachristou, qui le lève, l’habille, le lave, l’emmène aux toilettes, le fait manger et se déplacer en fauteuil roulant, tout cela avant d’arriver, l’un comme l’autre épuisés, au théâtre… Mais, se demande Clément, qu’est-ce qui transparaît de tout ce « off », sur la scène ?
S’il laisse cette question en suspens, c’est que la réponse est dans le « in », donc en nous-mêmes. Elle est dans la qualité d’attention qui nous gagne dès les premières secondes. Silence. Immobilité. Intensité des regards. Signes que nous prenons conscience de tout ce qu’il a fallu aux deux frères pour arriver sur ce plateau nu comme leur effort même. Ce que nous voyons est certes joué, acté, performé, mais n’a pas grand-chose à voir avec l’exercice quotidien d’une discipline artistique – danser, chanter, mémoriser un texte. Il s’agit avant tout de ne pas glisser, ne pas tomber, tenir jusqu’à la fin.
Cette évidence désarmorce tout voyeurisme. Nous voilà habité·es par des questions inquiètes : Guillaume est-il heureux (ou presque heureux) de faire ce spectacle ? Se sent-il libre (ou presque libre) de le jouer avec Clément ? Est-il acteur (ou presque acteur) comme il est homme et frère ? Est-ce sa « mission », celle qui lui permettra à vivre comme un être « unique » jusqu’à sa mort (une mort dont il souhaite, impérieusement, qu’elle coincide avec celle de son jumeau) ?
Clément admet que ce n’est jamais gagné, qu’il y a là un équilibre périlleux dont il doute en permanence. À quoi Guillaume répond que c’est gagné, au contraire, parce que « Clément n’a pas peur de moi ». Mais aussi parce qu’il lui confie des « missions » – c’est le mot que Guillaume utilise : « Sans mission je me sens comme un objet ». Il ajoute qu’à travers ces deux qualités – ne pas avoir peur, se confier des missions – les deux frères ont appris à « mieux se connaître ».
Pour en revenir au qu’est-ce qui te rend unique ? de Platel, c’est la seule question qui libère. La seule qui permet l’expérience artistique en faisant de notre corps, à l’intérieur même des limites qui le contraignent, un outil aussi illimité que nos pensées. Certes ici, contrairement aux performances des danseurs, les mouvements sont lents, précautionneux. Certes l’espace est blanc et dur, dépourvu de paroi protectrice. Mais nous comprenons très vite que la violence est ailleurs. Dans le corps de Guillaume qui glisse et s’écroule, emprisonné par son infirmité motrice et que son frère, mince, aérien, redresse sans relâche… avant de s’éloigner de quelques pas. À notre tour d’anticiper le glissement, de retenir Guillaume, de l’empêcher de tomber : telle est en effet la mission que Clément nous confie.
Même pas peur. Au contraire. Nos mains, nos bras se tendent pour recevoir Guillaume, le soutenir, tenter une marche aussi risquée que miraculeuse. Nous voilà plongé·es dans une douceur tâtonnante, moins voyeur·ses que voyageur·ses. Nous voilà même – c’est la surprise de la fin – danseur·ses !
Ou presque…
— Caroline Lamarche