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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

C’était bien

Stadium
© Yohanne Lamoulère

Un match de football vécu depuis les gradins du RC Lens, c’est un peu comme une chanson de Bourvil*. Vu de la planète des loisirs connectés et des jeux vidéos, on pense que c’est suranné et on s’aperçoit que c’est simplement juste, élégant, de l’émotion, de la joie.
C’est une chanson en ton mineur :
C'était tout juste après la guerre,
Dans un petit bal qu'avait souffert,
Sur une piste de misère.

Ce sont des stades, des rues, des cafés bondés d’enfants et de petits-enfants de mineurs qui ont vu la fin d’un monde mais qui, pourtant, s’étreignent comme Ces amoureux / Qui ne regardaient rien autour d'eux.

C’est la rencontre improbable entre deux univers, celui des gradins d’un stade de foot et celui des gradins d’un théâtre et la constatation que de part et d’autre.
Y avait tant d'insouciance.
Dans leurs gestes émus.
Alors quelle importance ?

- Quelle importance les politiques qui assimilent les classes laborieuses aux classes dangereuses, quand « on n’attend rien du gouvernement et du prochain non plus ? »

- Quelle importance la sécurisation des stades qui réduit les supporteur·ices au statut « d’aimables consommateur·ices et de citoyen·nes de seconde zone », quand on brandit la bannière Sang et Or ?

- Quelle importance de se faire traiter de « pédophiles, chômeur·ses, consanguin·es… » par les supporters du PSG - dits les Ultras Paris - quand on préfère la fierté Ch’ti à la réplique?

- Quelle importance que la vie ait été, soit et restera dure quand « à Lens y a du spectacle : ça peut être nul, ça nous donne des émotions. »


Mais attention, ce n’est jamais nul :

- Quand, rencontre après rencontre, on « structure des éléments de langage pour trouver l’insulte qui va marquer l’Histoire… » Car – excusez du peu – « la sémantique on la burine à fond la caisse : on est quand même des petits-fils de mineurs ! »

- Quand un arbitre brisé par l’injure majuscule dont il a été victime un soir de défaite, déploie au son du poignant Nisi Dominus l’immense drapeau Sang et Or cousu pièce à pièce, fil à fil, par une maman qui n’était pas fan de foot mais qui aimait Vivaldi et son fils.

- Quand des poms-poms girls aux formes non retouchées vous disent combien cette performance codifiée, contemporaine de la masculinité triomphante, a boosté leur conscience féministe.

- Quand un maire communiste, farouche supporter du RC Lens, se fait le porte-parole des questions que se posent les filles et fils de Lens propulsés sur nos scènes : « Est-ce qu’il y a une vraie liberté au théâtre ? Quand le spectacle est mauvais, peut-on le dire ? »

Autre question qu’inévitablement on se pose : de qui sommes-nous les enfants quand nous venons au théâtre à l’heure de la décomposition du monde ? À la sortie de Stadium, on le sait. Nous sommes les enfants d’un imaginaire étonnamment commun. D’une nouvelle ère en gestation. Et d’un langage retrouvé. Celui, immémorial, de la joie envers et contre tout. Car ce dont se souviennent tous·tes cel·leux qui étaient là ce soir-là…

Ce dont je me souviens c'est qu'ils étaient heureux·ses. (*)

C’est aussi cela, le courage.

— Caroline Lamarche

(*) Bourvil, « C’était bien » (Le petit bal perdu).

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024