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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Du paradis souffle une tempête…

Anne Teresa De Keersmaeker

EXIT ABOVE - d’après la tempête
Dans le sillage de Somnia (2019) et Forêt (2022), Anne Teresa De Keersmaeker signe une pièce ambitieuse. Au gré de la langue de Shakespeare éparpillée, du blues et des beats, de la voix et de l’énergie pure propre à la jeunesse, la chorégraphe déploie une danse extrêmement vivante dans EXIT ABOVE - d’après la tempête : elle est agile et subtile, riche d’interactions et de rythmes.
Peut-être parce que « la performance » n’est plus la valeur cardinale ni de la danse ni de la société face aux temps incertains – nous devons nous adapter. Peut-être parce que EXIT ABOVE marque un tournant majeur dans le travail de Anne Teresa De Keersmaeker. Une conversation habitée comme le monde qui vient.
© Johan Jacobs

En 2023, vous créez EXIT ABOVE - d’après la tempête. Pourquoi Shakespeare encore aujourd’hui ?

À l’évidence ce qui traverse ici la danse et la pièce elle-même, c’est la tempête. Peut-être sommes-nous dans l’œil de la tempête, à présent. Peut-être sommes-nous la tempête. Peut-être la spirale de l’histoire se clôt-elle sur elle-même. Tandis que se déploie le danger du temps de la fin, la possibilité de s’élever et de rester en suspension grâce à la spirale elle-même émerge silencieusement. Elle fait signe. Si nous avons pensé à La Tempête de Shakespeare, c’est parce qu’elle rend compte de la complexité croissante de notre relation à la nature, à l’histoire coloniale européenne, au corps instable et au pouvoir, aujourd’hui.

Pour autant, le point de départ de EXIT ABOVE n’est pas La Tempête de William Shakespeare, même si elle la traverse souterrainement. C’est ABBA, la pop music. Puis, nous avons voulu interroger ses racines, ainsi que celles du blues. Le point de départ de la phrase chorégraphique s’est logée dans l’observation de la marche – encore ! My walking is my dancing - et le Walkin’ Blues, standard du Blues écrit par Son House en 1930 et popularisé par Robert Johnson. Il y a ici l’idée de transcender le deuil de quelque chose qui n’est pas encore perdu, mais qui n'est plus tout à fait là en le célébrant. Il n’y a là rien de morbide : une telle célébration, au contraire, coïncide avec la puissance de guérison de l’individu et du collectif. Et la force combative.
 

« De ce qui diffère naît la plus belle harmonie », dit Héraclite. Dans EXIT ABOVE, l’harmonie nait de la langue de Shakespeare éparpillée, du blues et des beats, de la voix de la compositrice et chanteuse Meskerem Mees accompagnée par Carlos Garbin et des pistes multicouches du musicien et compositeur Jean-Marie Aerts – membre du groupe de Rock belge TC Matic dont faisait partie Arno. L’écriture chorégraphique a un côté moins définitif, sans point final.

« Harmonie » vient du grec « armózô », il signifie « joindre ». C’est vrai, EXIT ABOVE résulte de l’accord de différents éléments et de leur adaptation à une fin. Cela me fait penser à une autre phrase d’Héraclite : « feu toujours vivant qui s’allume suivant la mesure et suivant la mesure s’éteint ». Et également à la phrase de Walter Benjamin extraite de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductivité technique : « l’Histoire de l’art est une histoire de prophéties. Elle ne peut s’écrire que du point de vue du présent : car chaque époque a sa propre capacité, neuve et non héritable, d’expliquer les prophéties que l’art d’une époque antérieure faisait à son propos ». Toutes deux sont citées par la dramaturge et critique Marianne Van Kerkhoven dans son texte Saisir la structure du feu - 20 ans de Rosas.

Au moment où je vous parle, nous questionnons encore la narration. Par exemple, Jean Marie Aerts et Meskerem Mees incarnent deux figures contraires. La musique de Jean-Marie Aerts est dansante, elle crée du mouvement. Tandis que celle de Meskerem Mees est une sorte de balade poétique. Par leur contrepoint, elles créent une singularité unique et imprévisible : elles s’immiscent, s’intercalent, colorent, éclairent ou obscurcissent la pièce au gré de leur rencontre avec le guitariste country blues Carlos Garbin. Dans EXIT ABOVE, il n’y a pas de message, il y a seulement des questions. L’écriture chorégraphique est ici à la fois extrêmement précise et pleine d’entrain, individuel et collectif.
 

Vous avez choisi de travailler avec treize très jeunes artistes. Dans le prolongement de Somnia (2019) ou Forêt (2022), il semble que ici vous vous êtes laissée davantage interroger par leurs corps, l’énergie pure propre à la jeunesse. Est-ce que cela vous a amenée à interroger votre manière de créer différemment avec eux ?

À la fin de la pièce, Prospero casse sa baguette. Par ce geste, Shakespeare nous invite implicitement à réfléchir sur soi. Pour moi, à bien des égards, c’est le grand défi. Rosas a 40 ans. J’ai créé une soixantaine de pièces. J’ai beaucoup appris au contact de la musique et ces dernières années, avec les arts plastiques. Je pose la question : est-ce que l’écriture chorégraphique peut être souveraine ? Pour moi, Shakespeare est à la poésie, ce que Bach est à la musique. Ses puissances inspirées et inspirantes sont infinies.

Je suis très directive dans le travail. Toutefois, la question de la simultanéité dans Forêt – créée au Louvre en 2022 –, m’a amenée à me questionner car je ne pouvais pas tout contrôler. Elle exigeait une forme de disponibilité permettant de s’accorder. Comment travailler avec autant de personnes ? Et réarticuler, dans un tout, l’écriture souveraine et toutes les dynamiques, à la fois individuelles et collectives. Sur Forêt, j’ai travaillé en étroite collaboration avec Némo Flouret. Le processus de création de EXIT ABOVE est extrêmement intense.


La danse se rebranche ici au plaisir comme force motrice susceptible de libérer les imaginaires et, mobiliser et faire des corps des danseur·ses, de véritables sujets.

Oui, tout à fait ! La tempête de Forêt, inspirée par un texte de Léonardo Da Vinci, revient dans EXIT ABOVE. Cela nous ramène aussi à la notion de « la dépense » décrite par Georges Bataille. Cette sorte de don et/ou dépense d’énergie – déjà présent dans les mouvements de Rosas danst Rosas (1983). Cette métaphore me fait penser à l’énergie dionysiaque de la récente rave party – organisée de manière clandestine en Belgique –, à l’énergie de la révolte, vaste et sans limites, juste avant de tomber dans le précipice.
 

J’ai été frappée par la manière dont les danseur·ses passent de l’individuel au collectif dans la pièce. Il y a des sortes d’ellipses. On les croit seul·es et soudainement on les retrouve à l’intérieur du groupe grâce à une nouvelle conscience du corps. La métamorphose est constante.

Je crois que je suis encore trop dans la matière pour répondre à cette question. En tout cas, on peut dire que grâce et malgré le groupe, l’individu est là.
 

Dans EXIT ABOVE, plus qu’une danse « pure », la danse est « vivante » : elle n’est pas « performante » ni efficace, ni efficiente. Elle négocie. Elle est riche d’interactions, elle change d’axe, de rythmes constamment. Est-ce une manière d’affirmer implicitement que « la performance » n’est plus la valeur cardinale ni de la danse, ni du monde ? Qu’il est nécessaire de s’adapter face à l’instabilité qui caractérise le monde qui vient ?

Je crois très profondément qu’il y a une force que l’on acquiert au voisinage du plateau – lieu unique où l’on partage encore du temps et de l’espace. Plus qu’une capacité, c’est un savoir qui nous nourrit, qui nous permet de tracer une existence envers et contre tout. Et le monde dans lequel on vit avec son caractère dangereux, ne fait que me le confirmer. Je regarde autour de moi. Nous sommes seul·es et nous ne sommes pas seul·es. Nous vivons dans une société où la consommation effrénée des réseaux sociaux, apparaît comme le seul destin, fatal. Elle nous emmène droit dans le mur. Le plateau est une vaste conversation entre les personnes qui ne se connaissent pas, transcendant le temps et l’espace. En ce sens, c’est le lieu majeur de la rencontre de l’autre.

Exactement comme dans la vraie vie, la danse est une combinaison de verticalité et d’horizontalité. C’est l’aquarelle Angelus novus de Paul Klee (1940) décrite par Walter Benjamin. Il y voit un ange – l’ange de l’histoire – aux ailes déployées, qui est happé par l’avenir. Il fait dos au paradis où il ne peut plus revenir : « du paradis souffle une tempête (…) cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».

Le point de départ de la danse est la marche, elle renvoie à la fois à la quotidienneté et à la métaphysique, à la verticalité et l’horizontalité : le déplacement horizontal de notre verticalité, l’épine dorsale, la base, notre antenne entre le ciel et la terre. J’aime les diagonales. Elles matérialisent l’instant fatal, juste avant de basculer dans le vide. Si on tombe comme ça, on meurt. Par contre, si on tombe horizontalement, on s’envole. [ndlr : Anne Teresa De Keersmaeker montre le geste avec ses mains]
 

À la fin de la pièce La Tempête, Prospero, qui jusque-là a tout maîtrisé, renonce à sa magie et brise l’illusion théâtrale. Est-ce que vous vous sentez proche de Prospero en tant que créatrice, aujourd’hui ? Dans le sillage de Somnia et Forêt, EXIT ABOVE marque-t-elle un tournant majeur dans votre travail ?

Je ne sais pas. En tout cas, je ne suis pas Prospero. Je suis Prospera. Je ne sais pas si EXIT ABOVE est un tournant dans mon travail. Ce n’est pas à moi de le dire.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella pour le Kunstenfestivaldesarts et le Théâtre National Wallonie-Bruxelles en mai 2023. Il est basé sur l’une des répétitions de EXIT ABOVE trois semaines avant la première exceptionnellement ouverte par Anne Teresa De Keersmaeker.

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024