Passer au contenu principal
Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Edito

Terrasumbiôsis

« Terre de symbiose », où les imaginaires sont aussi puissants de liaisons harmonieuses que de batailles, de terreurs que de sociabilités réjouissantes. Tout compte.
© Gloria Scorier

« Nous avons plus d’un seul corps ». Ce constat en forme d’injonction est presque une formule magique. Lorsque nous regardons les dessins de Gloria Scorier, nous avons le sentiment que l’artiste de la saison s’en approche : avec son style élégant, éclatant et fourmillant de corps, à l’image des transformations pleines de vies qui s’opèrent partout aujourd’hui. 

Vers quoi les transformations convergent-elles ? Que nous disent-elles comme récits, à la fois esthétiques et politiques ? Elles repolitisent le corps et par le corps – qui refuse désormais d’être assigné à une expérience, à une vie biologique, voire à une destinée due à l’un de ses traits (sexe biologique, handicap, couleur de peau ou apparence sexuée). Elles dessinent des corps choisis, d’autres appartenances, une nouvelle frontière politique, défaisant ainsi bon nombre de dualismes modernes : nature / culture ; humain / non-humain ; tradition / progrès ; féminin / masculin. Tout se joue « au milieu de ». 

Prendre la juste mesure des réagencements, à la fois corporels et politiques, c’est comprendre que la question de notre temps est tout simplement et plus radicalement : comment le théâtre se re-signifie-t-il pour faire corps avec le plus grand soin, pour (et avec) le plus grand nombre ? Et renouer avec un idéal d’émancipation désirable. 

Dès lors, le Théâtre National Wallonie-Bruxelles emprunte ce chemin de crête : hisser l’exigence du commun en se fondant sur de nouvelles appropriations réciproques pour créer des espaces où la création artistique est partagée, débattue, négociée, réinventée par les différents corps, y compris ceux qui sont en conflit avec d’autres. Ne pas céder au raccourci illusoire des identités fragmentées ou d’une identité unique nous apparaît d’autant plus nécessaire que la défiance à l’égard des démocraties et les désastres climatiques menacent violemment n’importe quel corps vivant. Aujourd’hui, tous les corps vivants sont menacés. Nous en appelons donc à la symbiose, au « devenir-avec ». 

Entrer dans la saison 2023·2024, c’est entrer en Terrasumbiôsis (terre de symbiose) sur fond de fluidités, de temps forts – Jours de fête, Urban Dance Caravan, Scènes nouvelles, à la scène comme à la ville –, de justice sociale et climatique. Où les histoires qu’elle nous raconte composent avec les histoires multi-spécifiques, le temps, la joie pure, les genres, les corps multiples et les diverses disciplines. Où les imaginaires sont aussi puissants de liaisons harmonieuses que de batailles, de terreurs que de sociabilités réjouissantes. Tout compte. 

Imagine Terrasumbiôsis. Cette terre qui s’étend, à la fois aérienne et puissamment terrestre, sans racine unique. Où les histoires relationnelles destructrices – naissance, filiation, âge, genre – sont combattues par Gaia Saitta, Hanane Hajj Ali, Virginie Jortay ou Consolate pour devenir des histoires de libérations créatives. Tu entends ? C’est la musique des souffles du Raoul Collectif, Łukasz Twarkowski ou Samuel Achache qui s’organisent pour résister aux régimes totalitaires. Miet Warlop et Mohamed El Khatib leur expliquent les diverses manières de vivre et mourir pour prendre des forces. Par vagues successives, des exilé·es les rejoignent dans les récits de Christiane Jatahy et Tatiana Frolova pour former des alliances avec Silvio Palomo et Nicolas Mouzet Tagawa, et refaçonner le bien-vivre avec douceur. Tu vois ? Ici, l’amour permet à Laurène Marx de courber sa langue, son corps, en choisissant son genre. Là, l’identité naturalisée – le handicap – se défait dans les histoires pleines de mastications de Milo Rau et Olivier Martin-Salvan. Là-bas, les gestes activistes guérisseurs de Joëlle Sambi et Rébecca Chaillon vont vers d’autres vivants. Naturellement, Transquinquennal métabolise des pratiques de survie et d’attention qu’il transmet aux enfants des communautés utopiques de Vincent Hennebicq et Alexis Julémont pour être libres. Telle est sa mission. Jusqu’au final qui voit les enfants de Terrasumbiôsis danser avec Marlene Monteiro Freitas et le Ballet de l’Opéra de Lyon, et libérer les énergies génératives d’Ayelen Parolin et Hendrickx Ntela dans un beau rituel de solstice. 

Nous sommes beaucoup plus qu’un seul corps.

Pierre Thys, Directeur général et artistique
& l’équipe du Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024