Une insoutenable légèreté de rompre avec la norme, les valeurs et les représentations.
Yana Ross
Figure phare de la scène internationale, encore trop méconnue en Belgique, la metteuse en scène polyglotte Yana Ross s’empare de l’un des monuments de la littérature américaine Brefs entretiens avec des hommes hideux, éclairant ainsi l’ampleur et la radicalité virtuose de l’écriture de David Foster Wallace. Et surtout, les enjeux et les liens d’aujourd’hui entre société américaine déboussolée – pas que - et sexualité capitale, politique et sociale. Yana Ross se prête au jeu du bref entretien « Pornographie ». Une certaine manière de faire du théâtre.
Que signifie la pornographie pour vous ?
Quelle qu’elle soit, la pornographie, c’est quelque chose qui vous attire et repousse à la fois, qui flatte vos instincts et désirs les plus bas, les plus primaires.
Qu'est-ce qui est pornographique pour vous dans Brefs entretiens avec des hommes hideux de David Foster Wallace ?
J’aime dire de l’écriture de David Foster Wallace que c’est une « pornographie littéraire ». C’est donc à partir d’une vraie scène de sexe que l’on rentre dans Brefs entretiens avec des hommes hideux. (ndlr: des acteur·ices de l’industrie du X font l’amour en arrière-plan d’une maison californienne). Sorte de prologue qui se noue dans le discours des protagonistes.
Le coup de génie de David Foster Wallace est d’explorer les bas-reliefs les plus sombres de la psyché humaine et nous y projeter. C’est lorsque nous reconstituons ensemble le puzzle de ses pensées et significations que survient notre plaisir.
Wallace séduit, manipule, provoque. De la même manière que la·e lecteur·ice peut interrompre sa lecture en posant son livre, la·e spectateur·ice peut se déprendre de la représentation lorsqu’elle devient trop insupportable.
Comment faire entrer la pornographie au théâtre ?
L’artiste doit précisément évaluer, penser, définir quelles sont ses nécessités artistiques propres. Le théâtre peut se composer autrement que par la pornographie. Le processus de création dispose en effet de tous les moyens du divertissement possibles pour ouvrir grand l’horizon et apprendre de soi, sur soi.
Pouvez-vous décrire une émotion pornographique ?
C’est un précipité de plaisir et d’excitation instantané. Une insoutenable légèreté de rompre avec la norme, les valeurs et les représentations.
En tant que spectatrice, avez-vous des souvenirs d'émotions pornographiques ?
Pour moi, le théâtre qui s’accomplit de manière conventionnelle dans et par la catharsis, est pornographique. Les spectateur·ices paient un ticket pour se procurer de l’émotion. La·e spectateur·ice renonce à son esprit critique pour voir ce qu’i·el voit, et vivre la fiction. Le théâtre aristotélicien en tant que mimesis (imitation de l’action) est très pornographique.
Je préfère le Théâtre épique de Bertolt Brecht – comme art critique – qui passe nécessairement par la distanciation. La constitution d’un tel théâtre s’inscrit dans un projet plus vaste : celui de fonder un espace d’une nécessaire mise en débat, fait de jouissance et de savoir, d’apprentissage et de transformation.
Garder la tête froide, ne pas renoncer à son esprit critique, être toujours un·e spectateur·ice éveillé·e et actif·ve. C’est bien ce qui m’intéresse au théâtre, aujourd’hui !
— Entretien réalisé par Sylvia Botella en avril 2023