Le jeu comme un couteau
Emilienne Flagothier
Dans Rage, la metteuse en scène Emilienne Flagothier propose de penser autrement le féminisme sous le prisme des femmes offensives, osant la violence féminine. Audacieuse, souvent frondeuse, militante acharnée, elle incarne la force des femmes de sa génération, celle des féministes de la quatrième vague qui affrontent de manière frontale la culture patriarcale. Conversation réjouissante.
Dans Rage, les femmes offensives – qui n’excluent pas le droit à la violence – ont le droit de cité, luttant contre la culture patriarcale, les violences sexuelles et sexistes. Comment les mettez-vous en fiction ?
C’est précisément l’enjeu de Rage : mettre en récits et ainsi se réapproprier les situations de violence subies quotidiennement par les femmes au théâtre – en particulier celles qui me rendent dingue. L’hypersexualisation des femmes, par exemple, me semble très révélatrice. Dans quelle mesure le fait d’être une fille légitime-t-il le fait d’être traitée comme un objet sexuel et non comme une personne à part entière ? C’est-à-dire, être réduite à un attribut sexuel, à un comportement ou une attitude sexualisée. J’y vois là une forme de violence sexiste, tolérée, banalisée. Simone de Beauvoir l’explique très bien dans son essai Le Deuxième Sexe : ça te rive au sol. Tu penses que la femme est l’égale de l’homme. Tu penses être libre. Tu flânes dans la rue, tu fumes une cigarette seule à la terrasse d’un café, et tout à coup, tu croises LE regard, tu entends LA phrase, LA question. Tout cela te rive au sol. De plein fouet, tu prends conscience des inégalités des rapports entre les femmes et les hommes.
Comment est-ce que je mets en récits ? D’abord, je teste tout simplement mes idées sur le plateau. Je mets les comédiennes directement en situation. Par exemple, je dis : « Castelie, tu es un homme. Tu chantes en boucle tu es belle à Pénélope ». C’est d’ailleurs l’une de mes scènes préférées dans la pièce. Certaines scènes sont traitées de manière très réaliste tandis que d’autres sont plus du côté de la fiction. Nous grossissons volontairement le trait. Pourtant, étrangement aucun·e spectateur·ice ne nous a encore dit : vous exagérez. (sourire)
User de la violence féminine, est-ce la seule manière pour vous, aujourd’hui, de combattre la résignation, marquer les esprits, émanciper les imaginaires culturels et politiques ? Et d’une certaine manière renouer avec l’action, et redevenir sujet.
J’en appelle à la convergence des luttes. C’est la raison pour laquelle, le recours à la violence féminine est pour moi l’une des manières de traiter esthétiquement des violences faites aux femmes quotidiennement. On peut les traiter autrement avec de la douceur ou de la pédagogie. Je crois en la pluralité des approches. Le démon doit être attaqué de toutes parts.
Il est urgent de « nous écrire », d’écrire nos paroles qui ont été trop longtemps confisquées, d’écrire nos propres histoires au cinéma, au théâtre ou dans la littérature pour modifier le grand récit collectif. Nous devons nous jeter dans les luttes dans les institutions mais aussi dans les friches afin d’éviter leur appropriation par le capitalisme.
Si je choisis de recourir à la violence féminine dans Rage, c’est parce qu’elle a rarement le droit de cité. Elle embarrasse. À y regarder de plus près, beaucoup de femmes ont pris part à la violence insurrectionnelle dans une perspective révolutionnaire – et pas que – pour se protéger physiquement et aussi pour revendiquer l’égalité homme-femme. Je pense, entre autres, au mouvement suffragiste pour la conquête des droits civiques et civils, aux performances politiques dures de Mai 68 pour se libérer de la culture patriarcale. Ou encore aux grandes figures féministes des années 1970 telles que Monique Wittig ou Valérie Solanas.
Est-ce que tout le monde connaît les chiffres des féminicides ? Par exemple, en France, le nombre de féminicides en 2021 a augmenté de 20%. En 2022, 122 femmes ont été tuées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, contre 102 en 2020. Je ne sais pas à quel point les personnes ont conscience du nombre hallucinant de femmes qui sont agressées verbalement, physiquement ou sexuellement. Et des conséquences. En France, 1 femme sur 3 élève qui son enfant seule et vit sous le seuil de pauvreté. De fait, les femmes sont disqualifiées, discriminées. Les femmes ont moins de chance de s’en sortir que les hommes. Je vous adresse la question. Est-ce qu’on peut parler véritablement d’égalité entre les hommes et les femmes, aujourd’hui ? Derrière les chiffres, il y a des visages, des vies. Ce long continuum de violences faites aux femmes me met en colère !
Comment traite-t-on concrètement des violences faites aux femmes sur un plateau ?
Il faut comprendre, qu’à l’instar de toutes les femmes, les comédiennes qui jouent dans Rage, ont déjà vécu au moins l’une des agressions abordées. Ici, nous questionnons les micro-agressions. C'était le choix de l'angle d'attaque par l'intime. Et puis je n'aurais jamais eu envie de faire vivre à des actrices, ni à des spectateur·ices (potentiellement victimes), des violences plus "graves", quand bien même elles se seraient vengées à la fin. D'ailleurs, même si le processus de création était joyeux et empouvoirant, nous avons parfois vécu des moments intenses, parce que le sujet est loin d'être léger. C'est venu remuer des choses profondes en chacune de nous, des questionnements avec lesquels nous nous débattons encore parfois.
Nous avons donc travaillé avec une extrême douceur. Nous avons fait de la place à la parole, aux questions. Qu’est-ce que cette violence me (nous) fait ? Qu’est-ce que je veux dire précisément aux spectateur·ices ? Quelque chose s’est passé.
L’une des scènes raconte le désespoir. Une femme tient dans ses bras l’ami/bourreau qu’elle vient de tuer. Elle lui parle. Elle tente de le réconforter, l’excuser jusqu’à ce qu’il lui dise : « tu n’aurais pas réussi à me faire changer. Je te faisais mal ». Lorsque nous avons répété la scène, nous étions toutes en larmes. Parce que nous avons toutes tué symboliquement une personne toxique, abusive ou violente en l’écartant de notre vie. Parce que tu te rends compte aussi à quel point c’est devenu difficile d’accorder ta confiance à quelqu’un, de tomber amoureuse à nouveau. Même si la solitude est insupportable, tu préfères vivre seule. C’est le moindre mal que tu puisses te faire. Je suis féministe hétéro. J’aime les hommes mais je n’aime pas le modèle hétéronormé.
Les femmes n'ont pas eu droit à la colère. Ni, historiquement, à porter une arme. Alors souvent, elles n'osent pas, etc. Je me suis enfin autorisée à écrire ce que je ressentais à des amis. Pareil, pour certaines artistes qui travaillent sur Rage. Ou des amies auxquelles j’ai parlé du projet. Rage déboulonne à sa manière les hommes de leur piédestal (rires).
Selon vous, assiste-t-on à l’émergence d’un féminisme de quatrième vague qui affronte de manière frontale le pouvoir coercitif ?
Oui ! Dont le combat a été réprimé ensuite par un violent backlash — j’espère que je ne heurte aucune militante en disant ça — et même si certaines (en France et en Belgique) avaient elles-mêmes fait des erreurs violentes, en n'incluant pas d'autres luttes à la leur.
Nous avons grandi dans une société ultra-individualiste. Aujourd’hui, nous ne souhaitons plus que l’on parle en notre nom au gouvernement, aux institutions. Nous ne voulons plus d’intermédiaire !
Il m’arrive de me dire que le féminisme – comme le racisme – est peut-être trop une affaire personnelle. Ce d’autant que beaucoup considèrent que gommer ce qui déborde suffit amplement. Et font croire que ceux qui agressent sont des « tordus ». Alors que les violences faites aux femmes ne se limitent pas à des attitudes ou comportements individuels. Ce sont des violences structurelles.
Êtes-vous féministe ?
Je suis féministe intersectionnelle anticapitaliste. Penser le féminisme sous le prisme de l’imbrication des systèmes d’oppression, c’est pour moi fondamental. Car aujourd’hui, certains courants féministes excluent certaines personnes. Je n’y adhère pas.
— Entretien réalisé par Sylvia Botella en mars 2023