Être touchée à nouveau par l’amour, avoir droit au bonheur
Gaia Saitta
D’origine italienne, mariée, Irina Lucidi vit en Suisse, lorsqu’un jour, Mathias, le père de ses filles jumelles décide de les emmener. Quelques jours plus tard, on retrouve son corps sans vie. Les fillettes sont portées disparues. Comment mettre en récit des faits réels marqués à la fois par le retentissement médiatique et l’émotion ? La metteuse en scène et actrice Gaia Saitta s’est longuement interrogée en tant que femme, en tant qu’artiste. Elle en tire une œuvre délicate, douce, solaire, remplie d’amour mais aussi une puissante réflexion sur le droit au bonheur.
À l’origine de la pièce Je crois que dehors c’est le printemps, il y a le livre éponyme italien Mi sa che fuori è primavera de la journaliste Concita de Gregorio. Pouvez-vous nous en dire plus sur sa genèse ?
Si j’ai été à ce point chavirée par l’histoire de Irina Lucidi qui a créé une onde de choc en Italie, c’est assurément à cause de la façon profondément éclairante dont Concita de Gregorio fait ressurgir la parole de Irina dans son livre. Je m’attendais à retrouver une parole douloureuse, perdue ou rageuse. Or, j’ai retrouvé une parole immensément lumineuse, remplie d’espoir, inoubliable. Irina puise en elle pour trouver la force de résister et ne pas mourir. Pour moi, c’était d’autant plus inattendu que Concita de Gregorio affleure ce qui est le plus terrible : la perte d’un enfant.
Quelles libertés avez-vous prises par à rapport au livre ?
Étonnamment, le livre de Concita de Gregorio est en soi un matériau théâtral. On y entend la voix de Irina. Elle nous parle. Ce n’est pas seulement son histoire qu’on entend, il y a aussi le lien vivace entre elle et Concita. Elles construisent une lignée de femmes signifiante, un « nous » dont je fais partie désormais. Je ne prétends pas représenter Irina sur le plateau. J’en serai incapable. D’ailleurs, la première fois que j’ai rencontré Irina, je lui ai dit : « Je ne suis pas mère. Cependant, j’éprouve la sensation étrange qu’un fil ténu nous relie. Tout ce que je peux faire, c’est mettre en scène le plus honnêtement possible ce que je ressens lorsque j’entends votre voix. C’est ce que votre histoire me fait. J’ai besoin de raconter le courage que vous me donnez, l’envie d’être meilleure ». Ce que je peux raconter, peut être contagieux.
Comment mettre en scène, mettre en récit des faits marqués à la fois par le retentissement médiatique et l’émotion ? L’infanticide, ici présumé, est le plus grand des tabous sociétaux.
Je ne montre pas. Contrairement à la plupart des autres protagonistes, l’ex-mari de Irina et ses deux filles ne sont pas incarné·es sur le plateau. Je les nomme seulement. Je me suis longuement interrogée sur la manière de mettre en récit une histoire vraie. Comment respecter le drame sans en faire un instrument ? Quelle conclusion en tirer, sinon que la meilleure façon est de trahir. Parce que je ne peux pas faire autrement : nous sommes au théâtre. J’ai besoin de la fiction pour dire la vérité.
Mais il est vrai aussi que Je crois que dehors c’est le printemps n’est pas du Tchekhov, ni du Shakespeare. Je ne mets pas en scène l’histoire. Je mets en scène la communauté humaine qui est en train de réfléchir sur l’histoire. Je réfléchis sur l’histoire de Irina. Le public réfléchit avec moi sur l’histoire de Irina. Nous nous interrogeons : que s’est-il passé ? Comment pouvons-nous faire en sorte que cela n’arrive plus jamais ?
C’est la raison pour laquelle j’interagis directement avec les spectateur·ices. Lorsqu’i·els rentrent dans la salle, je fais une sorte de casting. Sans forcer personne, j’invite dix spectateur·ices à prêter leurs visages à dix protagonistes. Pour dire, l’histoire, c’est nous. Nous disons : l’histoire, c’est nous. Nous les respectons, nous ne les stigmatisons pas. Parce que Irina pourrait être moi, toi, nous. Pareil, pour les autres protagonistes. Nous pourrions être à leur place. Il n’y a pas d’un côté les bons et, de l’autre, les méchants. La société peut nous aveugler. Et c’est justement ce qui s’est passé dans le cas de Irina. La police et la justice ont failli.
Seule en scène, vous interprétez le rôle de Irina Lucidi. C’est plus que jamais un rôle de composition. Comment avez-vous travaillé ?
Pour moi, c’est moins un rôle de composition que de décomposition. Je l’ai travaillé comme un film négatif. J’ai dû me détacher du modèle original. Je me suis déplacée en tant que femme, en tant qu’artiste. Je n’ai pas construit un personnage. Je ne dois pas jouer ou pire être dans la démonstration. Mon rôle est de créer l’espace nécessaire pour faire retentir la voix de Irina, être riche de sa présence. C’est un élan d’amour. C’est à la fois être là et pas là. Le moins est le plus. Je dois être dans un état de confiance absolue. C’est pourquoi, je dois beaucoup me préparer avant de monter sur scène. Je fais du yoga, de la relaxation. C’est un acte de confiance. C’est une construction de soi.
La relation entre les spectateur·ices et vous est centrale. Vous les invitez à prêter leurs visages, donnant ainsi corps à l’histoire. C’est presque un défi.
Lorsque j’ai débuté les représentations, j’étais tétanisée car le théâtre, c’est du rythme. J’ignorais comment les spectateur·ices réagiraient. La seule manière de surmonter ma peur, c’est d’être dans le temps du présent, la déprise. Dans Je crois que dehors c’est le printemps, je défends un théâtre du temps présent qui se fait essentiellement en direct sur le plateau dans une grande liberté d’écriture scénique. Chaque soir, la représentation est différente. J’en accepte le risque.
Il y a dans le parti pris de mise en scène une dialectique des intensités contraires : le désir et la violence, l’amour et la mort… C’est ce qui rend la pièce presque intemporelle, voire universelle.
Lorsque je lisais le livre, je comprenais chaque ligne, chaque mot. Alors que je n’avais pas encore eu d’enfant, ni vécu une telle tragédie, je me sentais « comprise ». L’amour, la douleur, le manque. Nous avons tous·tes un jour éprouvé ces sentiments. C’est comme si l’histoire de Irina contenait toutes nos histoires.
Il y a la beauté presque scandaleuse de Irina : revenir à la source désirante de la vie, accepter d’être à nouveau touchée par l’amour, avoir droit au bonheur.
Dans Je crois que dehors c’est le printemps, la vie s’épanche. Irina est à corps et cœur ouverts. Je suis frappée par sa lumière, sa résistance. On peut voir à bien des égards que le fait divers n’est pas le propos, ni le meurtre ni la violence subie. Comment passe-t-on du statut de victime à celui de sujet qui charrie soudainement la vie ? Irina le dit. Face à la tragédie, la société n’accorde aucune chance à celle qui reste en vie. Celle-ci est condamnée à porter le poids du deuil jusqu’à ce qu’elle meure. Irina refuse la sentence normative. Elle revendique son droit au bonheur. C’est précisément ce qui me touche. La société n’est pas prête à accueillir cette femme qui voit plus loin que l’horizon. Elle est vivante. Elle a à nouveau envie d’aimer. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle oublie ses enfants. Comment le pourrait-elle ? Face au pire, la force de Irina de se battre pour son bonheur, son courage nous sauve tous·tes ! Si elle n’a pas peur, personne ne doit avoir peur.
Si le corps de Irina fait scandale, c’est parce que la société préférerait voir ses cernes, son visage émacié, son corps rompu. Mais ça serait contre nature. La douleur seule ne tue pas. Ne pas vivre ce qui lui reste à vivre serait le plus grand des péchés.
Irina Lucidi a découvert Je crois que dehors c’est le printemps lors de sa reprise au Théâtre Vidy-Lausanne en 2022. Comment a-t-elle reçu la pièce ?
J’y ai vécu sans doute ce que le théâtre m’a donné de plus grand à vivre : la catharsis. J’étais Irina face à Irina. J’ai dû oublier sa présence – c’était trop lourd à porter – jusqu’à ce que je croise son regard à la fin de la pièce. Et que je lui dise dans les yeux ce que ça faisait d’avoir ses enfants dans ses bras. J’ai eu le sentiment que nous nous étions sauvées mutuellement. Le théâtre sert à ça : il sauve la vie.
Après la représentation, nous nous sommes serrées dans les bras. Elle m’a confié : « je ne savais pas que mon histoire était douce. Je ne savais pas que mon histoire était une histoire d’amour ». Elle est revenue voir la pièce trois soirs de suite. Le dernier jour, elle m’a dit : « j’ai compris pourquoi j’avais besoin de revenir. Maintenant, j’en suis sûre, mes enfants sont encore vivants ». J’ai pleuré.
Je ne sais pas si je ferai encore du théâtre qui a un tel sens !?
Aujourd’hui, je n’ai plus peur. Lorsque je me suis rendue compte que les dates de reprise du spectacle étaient proches de la date de mon accouchement, je me suis dit : « ce n’est pas grave. L’histoire est forte, elle me tiendra debout ».
— Propos recueillis par Sylvia Botella en novembre 2022
Gaia Saitta est artiste associée au Théâtre National Wallonie-Bruxelles.