Ne pas écrire, c’est écrire
Léonard Berthet-Rivière
Gérard Berni-Mollin et Raymond Duchaussoy sont tous deux concurrents sur le marché du papier-peint et de la peinture murale.
Raymond est en outre l’amant d’Inès Berni-Mollin, la femme de Gérard. Il veut convaincre Inès de s’enfuir avec lui. Gérard Berni-Mollin a aussi une fille Sophie que l’on découvre enceinte jusqu’aux yeux du fils de Raymond Duchaussoy, Frédéric. Ce dernier est venu demander la main de Sophie aux parents Berni-Mollin. Ajoutons encore à tout cela Alexandrine, la bonne amnésique, Claude l’employé aux différentes identités, Bernard Couchard et sa femme Chantal, un médecin habillé en oiseau et un commissaire. Et aussi une armoire à deux pans, une sonnette défectueuse, un théâtre, un fusil… voici des ingrédients qui pourraient être ceux, typiques, d’un vaudeville classique.
Le texte de ce « vaudeville à table » est signé Roger Dupré, un nom bien français qui sent la bourgeoisie parisienne du XIXe siècle... Mais l’auteur de ce vaudeville n’est autre, en fait, que Léonard Berthet-Rivière lui-même. Il s’agit de son premier spectacle dont il assume en outre la mise en scène et le jeu avec Muriel Legrand. Dans l’analyse des mécanismes du vaudeville, nous avons souligné comment celui-ci s’appuie essentiellement sur un texte qui se doit d’être une machine à jouer de haute précision, mais aussi sur une scénographie précise et un jeu d’acteur hors du commun.
En réduisant le plateau à une table et la distribution des 13 personnages à deux acteurs, il prend le genre complètement à contrepoint et génère par là une distance ironique que l’on pourrait appeler « comique au second degré ». Au-delà du pastiche, nous pouvons également rire franchement des situations vaudevillesques qui sont proposées. Ce rire plutôt « au premier degré » est proche de celui des spectateurs du boulevard du temple. Nous rions de la bêtise humaine et des quiproquos rocambolesques. Mais Léonard Berthet-Rivière ne s’arrête pas là et nous apporte une troisième source de joie : le plaisir de l’absurde qui emprunte au surréalisme pour apporter une dimension poétique inattendue. Un docteur ailé prend son envol en laissant quelques plumes en signature dans la pièce, un domestique se démultiplie, des sonnettes fonctionnent à l’envers, un spectateur est agressé, le théâtre lui-même devient protagoniste, et la poésie surréaliste du XXe siècle semble avoir déposé ses marques sur le spectacle. L’aspect « bricolé » de la représentation ajoute encore au charme : des moustaches tombent, des pétards sont mouillés, des accessoires se déglinguent à vue, bref la machine à jouer virtuose se transforme en jeu de massacre et nous laisse éberlués devant ce spectacle étonnant et totalement joyeux.
Derrière l’auteur de la pièce, Roger Dupré, se cache Léonard Berthet-Rivière. Il nous dévoile ici quelques-unes des raisons qui l’ont poussé à écrire et à créer Le Mystère du Gant.
Léonard Berthet-Rivière : Quelle mouche m’a piqué ? Il y a eu sûrement plusieurs mouches. La première mouche c’est que j’aime faire rire, c’est quelque chose qui me plaît dans la vie, c’est la chose que je préfère presque. Voir les gens rire et les faire rire. Et puis j’ai d’abord écrit cette pièce pour des amis qui n’en ont plus eu besoin, donc je me suis retrouvé avec le texte sur les bras, que j’ai mis dans un tiroir. C’était la première fois que j’écrivais une pièce, en entier. Et le processus m’a beaucoup plu. J’y allais très sérieusement, de 9h du matin à midi et de 14h à 16h, tous les jours. Ce qui est bien dans l’écriture c’est qu’on se rend compte que ne pas écrire, c’est écrire. Parfois tu n’écris rien mais juste le fait de changer un mot de place ou de n’avoir rien écrit et juste d’avoir relu, c’est de l’écriture. J’ai compris ça en le faisant, ce qui fait que je n’étais pas inquiet de ne pas être fructueux à tout prix, et j’ai pu dérouler comme ça les quatre actes avec joie. J’ai trouvé du plaisir à le faire.
Est-ce que tu es un grand connaisseur du vaudeville ?
LBR : Pas particulièrement. J’avais lu Un Chapeau de paille d’Italie d’Eugène Labiche, j’étais au Conservatoire du 18e arrondissement où nous avons aussi travaillé quelques scènes de Feydeau, mais c’est tout. A la lecture du Chapeau de paille, j’ai trouvé tellement de joie possible, ne serait-ce que dans les quiproquos qui sont pour moi l’un des mécanismes les plus drôles du vaudeville. De plus, dans le vaudeville, tout sert. Tout est utilisé et rien n’est là gratuitement. Sinon, c’est un type de théâtre qui m’est plutôt étranger au départ, j’ai d’avantage grandi avec le théâtre de l’absurde de Ionesco, Jarry, Beckett, ou entendu d’autres auteurs disons plus sérieux comme Pinter…
Justement, est-ce que la dimension absurde peut être une autre clef de lecture et une autre source de rire ?
LBR : Sûrement ! J’ai baigné dans le théâtre de l’absurde très tôt, notamment grâce à mes parents qui avaient créé avec des amis un groupe théâtral d’Éducation Populaire dans les Landes. Et puis j’ai découvert un jour par hasard les Monty Python, en tombant à la télé sur le générique de début de Sacré Graal qui m’a complètement accroché, et je suis resté scotché jusqu’à la fin du film. Et quand à l’âge de quinze ans tu tombes sur des chevaliers qui font semblant d’être à cheval en faisant s’entrechoquer des noix de coco, alors tout devient possible. L’absurde, c’est ça. Tout est possible.
Le titre et le nom de l’auteur par exemple, Roger Dupré, sont-ils des clins d’œil référentiels à un genre ou une époque ?
LBR : J’ai inventé un nom d’auteur qui peut évoquer le théâtre d’antan. Mais le titre, je ne sais pas vraiment. Peut-être qu’il est référentiel dans l’imaginaire collectif ? Pour moi il s’est tout simplement imposé. Et puis « le mystère » c’est intrigant. Il y a le mystère de l’existence ; tout le théâtre de l’absurde aborde les questions existentielles et j’aime bien me dire qu’il y a une part de ça dans Le Mystère du gant. Il y a aussi pour moi le mystère des personnages de théâtre, qui existent le temps du spectacle, puis disparaissent avec le salut.
Il y a aussi des éléments référentiels dans la pièce ?
LBR : Oui (rires) quelques-uns, il y a de La Mouette de Tchékhov et aussi de La Tempête de Shakespeare. Ce sont des clins d’œil. Si ces citations sont là, c’est aussi parce que pour moi toute la pièce parle du théâtre ; de ce qu’il est, comme nous sur terre, illusoire et fugace.
L’autre secret pour toucher le public avec un vaudeville, c’est la précision du jeu. Comment avez-vous travaillé ?
LBR : Le travail est toujours en cours. Ce que je crois pouvoir dire là-dessus c’est que nous sommes d’abord les premiers spectateurs de ce que nous faisons, et qu’ensuite on ne travaille pas pour rire, ni pour faire rire, sinon on est mort. On travaille pour le drame. Il faut défendre les personnages, les aimer... Ils traversent des drames, des crises, des tragédies parfois. Et le rire se loge ici. Parce qu’on se reconnaît dans cette chute de l’Homme. Plus on touche à une forme d’humanité, de fragilité, de vulnérabilité, plus ça nous renvoie à la condition d’être humain. Et plus c’est drôle, je crois.
Il y a aussi un aspect qu’on pourrait qualifier de rudimentaire, de bricolé dans le spectacle
LBR : Quand tout est réglé à l’avance au théâtre, plus rien ne peut arriver ou presque. C’est un peu un paradoxe, un peu un piège. C’est plus l’aspect fragile, sur le fil, toujours susceptible d’être un accident, que je trouve magique au théâtre. J’aime la fragilité de l’instant, beaucoup plus que la machine à rire très rodée qui laisse peu de place à l’imprévu, même si paradoxalement il faut être très précis. Je cherche la surprise, mais pour qu’elle soit totale, il faut accepter qu’elle vienne aussi pour nous, dans le fou rire, dans le présent. J’ai par exemple des souvenirs très forts de Damiaan De Schrijver qui, en plein Chemin solitaire de Schnitzler au KVS, accompagne une dame du public qui descend parce qu’elle a une quinte de toux, et lui il est au bord de la scène, il s’arrête pour l’aider de la main et il continue à jouer.
J’ai l’impression que l’aspect rudimentaire de ce qu’on fait avec Le Mystère du gant et avec le théâtre en général est propice à cet échange, à cette complicité avec le public, à cette joie transmise. Ce qui compte pour moi d’ailleurs en tant que spectateur, avant le propos qui va peut-être m’échapper, ce qui compte avant tout et que je reçois, c’est la joie des acteurs à jouer !
— Entretien réalisé par Cécile Michel en août 2022