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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

L’infini au théâtre

Conversation avec Filippo Ferraresi

De Infinito universo
© Masiar Pasquali
Filippo Ferraresi, De Infinito universo est votre première tentative en tant que metteur en scène couronnant un long voyage. Pouvez-vous nous le résumer brièvement ?

Mon parcours artistique repose sur trois grands piliers. Le premier est la formation universitaire qui a commencé avec un diplôme au DAMS de Rome et a continué à Paris, à la Sorbonne, pour un doctorat : j'ai abordé le théâtre en étudiant son histoire et ses auteurs mais aussi l'évolution de l'espace scénique.

Le deuxième pilier fondamental est la période que j'ai passée au sein de la compagnie du réalisateur belge Franco Dragone, l'un des fondateurs du Cirque du Soleil. Pendant les dix années où j'ai travaillé avec cet artiste, j'ai réalisé des spectacles dans le monde entier ; je me suis confronté à des productions très différentes les unes des autres en termes de langue, de culture et de moyens de production. Jusqu'à la dernière, dont j’étais le directeur de la création, montée à Dubaï en 2017. Cette expérience m'a permis d'acquérir une connaissance approfondie du milieu théâtral et de toutes les étapes qui se cachent derrière la construction d'un spectacle, depuis l'écriture du scénario jusqu’au jour de la première.

Le troisième grand pilier de ma formation est Romeo Castellucci, dont je suis l’assistant réalisateur depuis 2017 : sa poésie a été une illumination pour moi à l'époque de l'université, quand, à Cesena, j'ai vu un de ses spectacles intitulé Bruxelles et j'ai eu un choc visuel et sensoriel qui a définitivement changé ma façon de voir le théâtre. Les années de ce très long apprentissage, au cours desquelles j'ai vécu des expériences si différentes, sans être pressé de faire mes preuves en tant que réalisateur, m'ont mené à une forme, sinon nouvelle, hybride, transdisciplinaire, entremêlant les composantes textuelles, visuelles et physiques du théâtre. De Infinito universo, que j'ai écrit pendant la période de confinement, est le résultat de mon expérience artistique. L'écriture a été suivie de contacts avec un certain nombre de directeurs de théâtres, en premier lieu Claudio Longhi, puis Fabrice Murgia, alors directeur du Théâtre National de Bruxelles, dont l'intérêt et le soutien nous ont permis d'être ici aujourd'hui.

Quelle est la structure du spectacle ?

De Infinito universo est composé de trois monologues. Dans le premier de ces textes, un astrophysicien, nous guidant à travers un voyage cosmique, nous parle des mystères de l'univers, dont il nous fait entrevoir la fin. C'est un moment qu'aucun d'entre nous ne vivra, mais cela ne le rend pas moins effrayant et terrifiant : la science dit que la fin de l'univers consistera en un éloignement progressif entre les corps célestes, qui se refroidiront. Le soleil et les étoiles s'éteindront dans une obscurité éternelle : si, paradoxalement, nous étions encore présents, nous nous trouverions dans une situation où aucune interaction ne serait possible. L'astrophysicien raconte du point de vue de la science, en s'interrogeant sur le sens de cette parabole, sans pouvoir fournir aucune réponse au sens de la fin.

Le cœur du second monologue est le Canto notturno di un pastore errante dell'Asia, l’opéra dans lequel Giacomo Leopardi explore, à travers la poésie, le même thème que l'astrophysicien nous avait illustré d'un point de vue scientifique : le désarroi de l'homme face à l'immensité.

La relation entre les deux monologues, ainsi qu'entre celui du pasteur et le suivant, est donnée par l’espace, le château, inspiré d'une illustration du XVIe siècle de Robert Fludd. C'est une scène pleine de signes et de symboles qui, comme dans un certain langage cinématographique, n'expliquent rien, mais livrent des images au spectateur.

Le troisième moment du spectacle est confié à une femme jeune mais mature en ce qui concerne la compréhension de la vie, dont elle a déjà été mise à l'épreuve. Je voulais que le spectacle se termine par un personnage féminin car je suis très attaché à la dimension du matriarcat, au savoir intime et très profond qu'il contient et qui se transmet à travers les générations. Dans la fiction, le personnage est l'assistante d'un grand dirigeant politique contemporain, Ursula von der Leyen, à laquelle il écrit une lettre imaginaire, très provocante, soulignant la nécessité - et l'absence - d'une classe politique ayant une idée claire du sens de la vie : dans la période de grande fragilité que nous traversons, où les valeurs anciennes ont disparu et où nous nous efforçons de trouver un moyen de les remplacer, il appartient à la politique de repenser ses intentions.

Les études et les sondages quotidiens sur la population visent uniquement à vérifier les conditions économiques, au nom d'une prétendue égalité des richesses, que nous sommes d’ailleurs loin d'avoir atteinte. L'aspiration à une égalité réelle en termes philosophiques et spirituels ainsi que l'attention portée au bien-être social et moral, apparaissent désormais irrémédiablement perdues : notre personnage, une fille, formule cette demande à un grand politicien d'aujourd'hui, une autre femme, dans un monologue qui n'aura pas de réponse.

Vous avez mentionné la scène et son inspiration plus tôt.
Pouvez-vous nous en dire plus sur tous les autres composants qui contribuent à tisser la structure visuelle et sonore du spectacle ?

Les trois personnages sont immergés dans une grande fresque visuelle parce qu'il était très important pour moi que le spectacle ait deux plans distincts et liés par une même puissance, l'aspect textuel et visuel.

La scénographie, que j'ai conçue avec Guido Buganza, s'inspire d'une illustration du XVIe siècle réalisée par l'alchimiste Robert Fludd et symbolise "le théâtre de la mémoire". Il s'agit d'une représentation de la tentative utopique des hommes de la Renaissance d'enfermer toutes le savoir humain en un seul lieu et dans un seul espace, à une époque de profondes transformations et dans laquelle les longs siècles dominés par le savoir aristotélicien étaient sur le point d'être supplantés par les grandes révolutions scientifiques.

Grâce à Copernic, l'homme a découvert que, pendant des siècles, il avait cru à des mensonges et que le centre de l'univers n'est plus la Terre. Avec Giordano Bruno, qui est encore plus révolutionnaire que Copernic, on va plus loin : la Terre n'est pas le centre car celui-ci n'existe pas. Tout individu, un être vivant ou un objet peut représenter un centre.

Je voulais vraiment revenir à un théâtre de machines, de trappes en bois, d'entrées et de sorties, de cachettes, baroque dans sa machinerie mais aussi très contemporain dans son utilisation des lumières et la recherche de nouveaux matériaux : par le biais du théâtre, je voudrais créer des images que le spectateur ne trouve pas dans la vie quotidienne, des images fortes, voire effrayantes, pour accompagner le texte et compléter la perception.

Dans ce cadre visuel, dans une scène monochrome, les costumes - conçus avec Giada Masi – s’imposent comme des taches de couleur. Pour le son, j'ai fait appel à un compositeur de musique électronique, Lucio Leonardi, alias PLUHM, qui nous entraîne dans une atmosphère totalement immersive, où le son a le même poids que les mots. En ce qui concerne l'éclairage, je pense que cela a été un véritable défi : éclairer cette "boîte" en essayant de la transformer, et en même temps essayer de créer trois scénarios complètement différents, s’est avéré être une opération d'une précision absolue, possible grâce à l'aide de Claudio De Pace.

Deux acteurs et un acrobate. Pourquoi ce choix et comment avez-vous travaillé avec les interprètes ?

L'année dernière, j'ai vu Gabriele Portoghese sur scène dans deux spectacles et je n’ai eu aucun doute sur le fait qu'il était l'acteur que je recherchais : la façon dont il se déplace sur scène, alternant des registres très classiques avec une proposition contemporaine, c'est un véritable interprète au niveau des grandes scènes européennes. En outre, son rôle est double puisqu'il joue à la fois l'astrophysicien et le berger.

Elena Rivoltini a un rôle important, car le sien est le dernier chapitre du spectacle et, d'une certaine manière, c'est là que tout se passe. Elle a la responsabilité, dans sa puissance et dans sa fragilité, d'un adieu : avec elle, en profitant de sa préparation musicale, nous avons beaucoup travaillé le chant. J'ai demandé à tout le monde de s'exprimer avec une grande liberté et un esprit ouvert à la proposition.

Avant de commencer les répétitions, je ne savais pas vraiment qui étaient les trois personnages ni comment les représenter : dans la création d’un spectacle, mon idée doit toujours rencontrer la vérification de la scène, parce que c’est seulement en le mettant en scène que je peux évaluer le fonctionnement d'un personnage, la qualité de ses mouvements, l'intonation de ses mots ou la façon dont le corps de l'acteur qui le joue réagit dans un costume. Il arrive souvent que les intentions soient contredites au cours des répétitions, or il faut les accueillir avec beaucoup d'humilité et d'ouverture. Je crois au miracle de la scène, à la recherche de nouvelles solutions auxquelles je n'avais pas songé auparavant, qui naissent de l'imbrication et de l'interaction de plusieurs éléments au cours des répétitions.

Les deux personnages de Gabriele sont soumis à la forte contrainte du texte, en particulier le berger, qui s'exprime avec les mots de Leopardi d'une grandeur inatteignable : je ne peux que lui dire comment son personnage ne doit pas être, c'est-à-dire, sentimental ou effrayé. En général, j'encourage les acteurs à trouver dans le texte une intuition, des mouvements, des formes, et je relève le défi de les harmoniser, en leur montrant comment équilibrer ou déséquilibrer la scène, afin qu'ils se positionnent à un point où leur discours résonne avec eux, non seulement sur le plan sonore mais aussi pour l'impact visuel.

A Jérémy Juan Willi il est encore plus difficile pour moi de donner des indications, puisque je ne suis ni chorégraphe ni acrobate : c’est lui qui me propose des mouvements, que nous définissons ensuite ensemble. L'objectif est qu'il s'insère dans les trois monologues, en apportant une dimension totalement physique, presque comme s'il était un moine voué au silence, qui, par son mouvement extrême, défie les lois de la gravité, en se détachant du sol et en prenant de la hauteur tout en nous montrant comment la quête et l'aspiration à l'infini des autres personnages peuvent également s’exprimer à travers le corps. Il s'agit de la recherche d'un geste de plus en plus sec, je dirais "d'échec", en continu vers le haut, puis toujours, inexorablement, vers le bas, dans la dimension dans laquelle nous sommes tous pris au piège.

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024