De grâce, cultivons l’émotion
Marc Crommelinck
Au fond, notre cerveau n’est pas un ordinateur sec (un « computer ») qui calcule, qui fait « tourner » des algorithmes. Antonio Damasio, grand neurologue américain, a été un des premiers à soutenir que les émotions jouent un rôle extraordinairement important dans la plupart des fonctions cognitives comme les fonctions mnésiques et intellectuelles, les motivations, la perception, etc.
(…) On a décrit des patients souffrant d’une « aphasie de production » (aphasie de Broca), c’est-à-dire que, bien que comprenant le langage, ils n’ont plus accès à leur lexique et sont incapables de produire des mots. Car si je peux parler maintenant, ce qui nous parait tellement simple, si je veux dire des choses et que les mots me viennent de manière tellement spontanée, c’est que j’ai accès à mon lexique. Si maintenant je devais faire un accident vasculaire cérébral (AVC) au niveau d’une région corticale frontale de l’hémisphère gauche (aire de Broca), je serais soudainement atteint d’une aphasie. Est-ce le lexique qui a disparu ou n’est-il simplement plus accessible ? Pour vous faire comprendre le problème, évoquons une métaphore, celle de la bibliothèque : est-ce la bibliothèque qui est détruite ou est-ce l’échelle qui me permet d’aller chercher les bouquins qui n’est plus accessible, et rend de ce fait inaccessibles les livres ? C’est un problème de disponibilité versus d’accessibilité. Et on ne le sait pas précisément aujourd’hui.
Mais revenons à nos émotions, quand on fait chanter ces patients aphasiques, la musique avec son fort côté émotionnel leur permet jusqu’à un certain point de se réapproprier cet accès lexical. L’émotion tout à coup « rebranche » les processus. L’émotion est extraordinairement importante. Elle est transversale à tous les domaines de la cognition.
(…) La première chose que le bébé in utero entend à partir du sixième mois post conceptionnel, trois mois avant la naissance donc, c’est la prosodie de la langue de sa mère : il s’agit d’une sorte de musique de la langue qui passe dans une gamme de fréquences basses et qui exprime les émotions véhiculées par la voix humaine. On a fait des études remarquables qui montrent que l’enfant, à ce stade de maturité cérébrale et dans le milieu intra-utérin, peut percevoir (même s’il s’agit à ce stade de développement d’une sorte de perception inconsciente) les basses fréquences en-dessous de 400 Hz. Rien à voir avec les hautes fréquences qui nous permettent de reconnaitre les phonèmes : faire la différence entre Gros et Crocs, entre Gue et Que, ça mon dieu ce sont des hautes fréquences très complexes, qui sont filtrées par le liquide amniotique. Les basses fréquences de la prosodie elles, ne sont pas filtrées. Le bébé in utero entend donc cette musique de la voix de sa mère et pourra manifester, précocement après la naissance, une forme de reconnaissance de cette voix.
Or cette musique elle traduit notre vie, c’est l’émotion dans le langage. Quand nous parlons, nous chantons. Je suis occupé à chanter là maintenant. Je fais varier les hauteurs tonales aussi bien que le rythme, les intonations, ainsi que les intensités. Et c’est ça que l’enfant entend.
L’enfant à la naissance est très myope. Il voit le sein de la mère. C’est tout ce qui l’intéresse d’ailleurs. Et puis très rapidement, l’optique oculaire se met en ordre. Tout au départ, le système visuel n’est pas très performant. Alors que le cortex auditif est d’avantage mature, dès trois mois avant la naissance. La prosodie est donc la clé d’entrée dans la langue.
Et c’est inouï parce qu’au fond c’est le langage qui nous caractérise. Nous sommes des êtres de parole. Zoon logon ekon disait Aristote. L’homme est un animal qui a le langage. C’est son trait distinctif. Et dans le langage, il y a de l’émotion ; bien sûr dans le sens des mots prononcés, mais déjà dans la musicalité des langues. Et dans le langage, il y a la poésie, le théâtre, la science, il y a tout.
Alors, de grâce, dans nos vies, dans nos écoles, cultivons l’émotion. C’est extraordinairement important de continuer à être en contact émotionnel, être en contact avec notre imaginaire, avec les œuvres qui nous font pleurer, qui nous font rire, qui nous font vivre. C’est essentiel. Que l’on cesse de nous dire que la culture n’est pas essentielle par ces temps de confinement.
— Propos recueillis le 22 octobre 2020.
→ Marc Crommelinck est professeur émérite en neurosciences à l’université de Louvain. Il a consacré sa carrière à l’enseignement de la psychologie et des neurosciences dans différentes facultés et, plus récemment, de l’épistémologie de ces deux disciplines. Il a conduit des recherches sur les processus de la coordination œil-tête et les mécanismes nerveux de la reconnaissance des visages. Il a été conseiller du recteur pour la culture. Il est membre de l’Académie royale de médecine de Belgique.
Photo: répétition de L'Errance de l'hippocampe.
Théâtre National Wallonie-Bruxelles, novembre 2020.