Incarner l’enfance
Joël Pommerat
Trois thématiques traversent Contes et légendes : l’enfance, le genre et l’intelligence artificielle. Est-ce que ces idées étaient claires dès le départ ou est-ce qu’elles sont apparues en travaillant ?
Ces thématiques n’étaient pas présentes dès le départ. Dans ma façon de faire je démarre sans trop avoir d’idées construites. Je pars de bribes, d’intuitions fortes. Les critères qui me déterminent relèvent plutôt de l’envie, du désir, de la nécessité de développer un projet. Là, en l’occurrence, c’était l’enfance. Incarner l’enfance sur scène d’une manière plus aboutie que ce que j’avais fait par le passé. Dans Contes et Légendes, je voulais essentiellement mettre en scène des enfants : des relations, des corps, des voix, des histoires …En ayant conscience qu’il fallait envisager un travail avec des acteurs et des actrices adultes. Voilà ce qui m’a lancé. Avec en filigrane une nouvelle d’un très grand écrivain russe Andreï Platonov. Cet auteur a écrit des récits d’enfance. J’étais inspiré de l’un d’eux en commençant le travail.
C’est l’enfance mais au moment où l’on bascule vers la préadolescence…
L’enfance, c’est très vaste. De 0 à 18 ans, il y a autant de grandes périodes qu’on pourrait isoler. C’est la recherche qui nous a poussés, la troupe et moi, à nous arrêter sur cette période adolescente, en gros entre 11et 14 ans. J’aurais voulu descendre en dessous, mais quelque chose ne fonctionnait pas. C’était notre limite. Les fictions se sont donc construites à partir du concret, ce qui fonctionnait, ce qui « prenait corps » si on peut dire. …
Et l’idée du genre alors – très présente dans le spectacle – comment est-elle née ?
Elle est venue du processus de travail. Pour constituer mon équipe de création, j’ai organisé des rencontres avec des acteurs, des actrices. Au terme de cette première phase de recherche, j’ai engagé 8 comédiennes pour jouer les enfants. A partir de là, la question du genre s’est imposée à nous : qu’est-ce que cela signifie pour une comédienne de travailler un personnage de garçon ? Moi qui suis « un » metteur en scène, qu’est-ce que cela implique de demander à une comédienne de « jouer » un « garçon », de « faire » le garçon. Ça a déclenché des interrogations qui se sont inscrites dans le spectacle lui-même, dans le propos, et dans ses fictions. C’était mon souhait : que notre recherche influence notre écriture…
Le troisième thème – l’humanité artificielle - est venu de manière fortuite. Et j’ai réalisé que non seulement c’était intéressant en soi, mais qu’en interrogeant la fabrication artificielle de l’humain, on recoupait le thème de l’enfance, la question sociale de la construction des individus, leur éducation, leur formation.
Contes et légendes comme beaucoup de tes créations relève d’un travail d’écriture avec l’équipe. Ce travail d’écriture collective reste un incontournable. Qu’est-ce que tu y trouves d’essentiel pour lui rester fidèle ?
C’est quelque chose d’intuitif, instinctif. A un moment de mon parcours, j’ai compris que je cherchais une écriture au-delà du texte, au-delà des mots, qui intègre d’autres langages …Je cherchais quelque chose de plus entier, et ouvert, quelque chose qui a à voir avec le corps, de manière indissociable. Si j’écrivais seul, préalablement à de la mise en scène - ce que j’ai fait et que je pourrais refaire - je me priverais de quelque chose … de la présence d’un individu, son corps, sa voix, ses gestes, son empreinte, en résonnance avec des mots, des gestes, des actions.. C’est ce que je définis comme « l’écriture » : cet ensemble de choses qui ne peut se réduire à simplement un texte. Je ne dépose pas ici une définition absolue de l’écriture. Ce serait ridicule. C’est juste le sens de ma recherche.
La finesse de Contes et légendes, tant dans le jeu que dans le propos et le traitement a nécessité du temps. Cette notion de temps est précieuse pour toi ?
C’est presque logique et rationnel : plus on dispose de temps, plus on peut travailler en profondeur. Cela tient aussi au fait que je suis lent. J’ai toujours détesté la pression, ce moment où on sait qu’on est en retard ou qu’on risque de l’être. J’essaye de me défaire de ces questions-là. J’étire au maximum le temps pour me donner la liberté de ressentir le moins possible cette pression.
Et puis, la réflexion, la pensée n’avancent pas en ligne droite. On a besoin de ces moments de battement entre deux périodes de répétition. Tout à coup, certaines choses se mettent en place. En prenant du recul, des alchimies se produisent. Elles n’auraient pas lieu dans un processus de rapidité. Pour moi, cela ne fait même pas débat. J’ai la sensation que si tout le monde pouvait prendre le temps, tout le monde le prendrait. Si certains ne le font pas, c’est faute de moyens ou peut-être du fait de l’impatience d’en finir, d’aboutir. Par le passé, j’ai pu faire preuve d’impatience, j’avais besoin de trouver. J’ai fait, moi aussi, dans la productivité. Aujourd’hui, j’ai moins besoin de me prouver à moi-même que je suis capable de faire... Je peux donc être dans cette prise de temps.
Ça ira (1) fin de Louis, ta précédente production, relevait d’une vaste épopée. Avec Contes et légendes, on revient vers un théâtre de l’intime. C’était important pour toi de revenir à ce type de formule ?
Le temps a passé et je ne suis pas resté inactif. J’ai fait deux opéras et monté trois créations avec une équipe de comédiens et comédiennes à la Maison centrale d’Arles, certains traitaient de matériaux intimes.
Pour Contes et Légendes, j’avais surtout envie de retrouver de la proximité entre la scène et la salle, resserrer le cercle. Mais ce n’est pas si simple. Au départ, j’aurais aimé jouer dans de petits espaces et c’est ça que je pourrais appeler « intimité ».
Or j’ai voulu réunir une grande distribution, composée de dix personnes. Il y a des contraintes économiques auxquelles je ne peux pas me soustraire, même si je résiste.
Mais oui avec Contes et Légendes, on est dans des espaces qui relèvent du cercle de la famille, essentiellement…
Contes et légendes soulève des réflexions mais sans guider ou moraliser le public. Est-ce important pour toi de laisser le spectateur maître de ses choix par rapport à ce que le spectacle amène ?
J’ai le sentiment qu’il n’y a pas d’autres alternatives que de laisser la maitrise au spectateur. C’est pourquoi je ne force rien. Bien sûr, comme tout le monde, j’aurais envie d’appuyer certaines affirmations, envie d’inviter à penser d’une certaine manière…Mais en fait, cela ne marche pas comme ça. Les gens ne viennent pas au théâtre pour se laisser convaincre par un discours bien articulé. C’est un tout autre type de discours qu’on peut essayer de construire dans l’espace du théâtre. Un discours de nature différente, avec une fonction différente que celle de la vie courante. Un tout autre mode de communication.
Quelle est la part de l’intelligence artificielle dans le spectacle ?
Le spectacle n’aborde pas ce qu’est l’intelligence artificielle ou ce que cela va devenir dans nos vies. Par contre, il parle de la confrontation entre une humanité dite naturelle càd des êtres humains faits de chair et de sang et une humanité construite, composée de robots, d’androïdes, de créatures artificielles inventées par l’humain.
Cette confrontation soulève des questions philosophiques. Elle interroge l’origine de notre identité, qu’elle soit de genre ou sociale. A travers ce décalage entre le naturel et le construit, elle nous fait comprendre que finalement, la construction est le propre de l’humain. Elle n’est pas réservée au monde des créatures artificielles. D’un point de vue dramaturgique, ces robots sont des révélateurs de l’humain, plutôt que des personnages intéressants pour eux-mêmes.
— Propos recueillis par Sophie Dupavé le 31 août 2020