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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

De la cité chorale de Platon au chœur d'Ali Aarrass

Le Chœur d'Ali Aarrass / Nadia Fadil / Professeure en anthropologie à la KU Leuven

Pauline Fonsny

“La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps.”

— Jacques Rancière (2000) Le partage du sensible, pp. 14

 

 

En évoquant la cité chorale de Platon, le philosophe français Jacques Rancière nous invite à reconsidérer le rôle central de la musique, du chant et de la dance dans la conception platonicienne de la cité. Souvent perçue comme un simple corolaire de la tragédie grecque, la dimension chorégraphique est souvent mise en deçà de la parole du protagoniste. Mais c’est bien à travers le chant, la dance que s’installe une dimension sensorielle et rythmique qui permet la mise en place de ce que Rancière appelle une « communauté qui chante et danse sa propre unité ». (1) Dans cette perspective performative de la politique, telle qu’on la retrouve aussi dans les travaux de Judith Butler ou de Ash Amin, le commun se construit autant à travers l’action et la congrégation de corps et d’affects que le récit collectif. Cette dimension sensorielle est bien celle qui permet de voir, de sentir et d’inscrire les choses dans le réel, ce qui rend la question de l’esthétique éminemment politique. Mais Rancière reste, par moment, indécis par rapport à la possibilité d’inscrire le réel à travers l’art, car la division moderniste qui a autonomisé le champ « artistique » induit une auto-annulation d’une intervention dans le réel, d’où la difficulté de créer « des formes de subjectivation politique ». (2)

Le pari pris par le chœur d’Ali Aarrass est de montrer que c’est possible. Car même si la représentation – et non un spectacle – a lieu au Théâtre National, haut-lieux du champ théâtrale francophone, il ne s’agit nullement d’offrir un divertissement, mais d’inscrire et de permettre l’existence de la subjectivation politique qui s’est formée autour d’Ali Aaarrass sous d’autres formes, et pour un public plus large. La proposition faite par la metteuse en scène Julie Jarozewski s’inscrit en premier lieu dans une filiation artistique qui va de la tragédie grecque à Bertold Brecht, ou le théâtre n’avait nullement pour fonction de divertir, mais surtout d’éduquer, et de mobiliser. Dans ce cadre, le public n’est pas seulement interpellé comme observateur, mais également impliqué, pris à témoin, et aussi juge.  On le voit aussi à travers la forme du chœur qui, restant fidèle à la tragédie grecque, permet la construction d’un autre commun à travers des chants et danses rythmiques qui s’articulent autour d’une logique de « care ». C’est un « care », tout d’abord, envers Farida et Ali Aarrass, dans l’optique de restaurer la dignité d’un homme et d’une famille qui a trop souvent été ignorée et malmenée. Les lettres de Ali, qui sont lu au fil de la représentation, ne sont, en effet, pas seulement ‘témoins’ de son absence, elles permettent la présence d’un frère depuis sa prison à Tiflet, au Maroc. Mais le chœur s’adresse aussi à tout ceux pour qui les blessures du passé coloniale ne peuvent être cicatrisées, car elles sont continuellement rouvertes à travers les politiques d’exploitation, d’expansion et guerrières actuelles. La logique du « care » se retrouve, finalement, dans la sororité du chœur, qui est non-seulement incarnée dans les rythmes du lavoir, des chants, mais aussi – et surtout – dans les tentatives d’imaginer et de permettre une solidarité trop souvent rendue impossible par les discours ambiants autour de la laïcité, du terrorisme, et qui touche en particulier le rapport entre musulmanes et non-musulmanes.

Cela m’amène, finalement, à la troisième dimension qui caractérise le « Chœur d’Ali Aarrass ». Pour comprendre le projet, il est important de le situer dans son histoire et la continuité entre la représentation et le collectif « free Ali Aarrass ». Plusieurs initiateurs de ce projet sont en effet membres du comité, dont la metteuse en scène, et à travers cette représentation il s’agit bien d’une autre méthode qui est recherchée pour toucher un public large et le sensibiliser à la cause d’Ali Aarrass. Cette pièce est venue se poser à un moment où le registre de l’action politique « directe » était devenu difficile, voire impossible, et où le théâtre, le chant et la musique semblaient permettre une issue pour mettre en place de nouvelles alliances et des nouvelles possibilités. Il ne s’agit pas d’une récupération de « l’art » par « la politique » (une formulation qui dévoile une binarité moderniste), mais de la subjectivation politique dont parle Rancière, et qui, dans ce cas précis, permet au comité « free Ali Aarrass » d’exister autrement. L’interpellation faite au public est explicite, car elle ne se limite à le rassurer dans son rôle de témoin, mais à l’inviter à rejoindre le chœur dans la cause de Ali, des binationaux, des migrants sans-papiers et tous les autres indésirables de nos cités qui sont en passe de devenir de vraies forteresses.

 

 

Nadia Fadil
Professeure en anthropologie à la KU Leuven

 

 

(1) Rancière, Jacques (2000) Le partage du sensible. Esthetique et politique, Paris: La Fabrique, pp. 15

(2) Rancière, Jacques “Politique et esthetique. Entretien réalisé par Jean-Marc Lachaud le 30 Novembre 2005”, Actuel Marx, 2006/1, nr. 39, pp. 193-202

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024