Une vague qui nous prend, nous rejette
L'attentat / Fabian Fiorini / Interview
Le pianiste est compositeur Fabian Fiorini signe la musique originale du spectacle de Vincent Hennebicq, L'Attentat, jouée sur le plateau par 4 musiciens et une chanteuse.
Quelle est la musique “juste” pour accompagner le désastre qui se raconte ici?
Il n’y a pas de musique juste en soi, mais celle qui est juste pour répondre à la proposition de Vincent Hennebicq, la scénographie de Fabrice Murgia, la lumière de Giacinto Caponio. Pour être en accord avec notre version de l’Attentat, j’ai pris de la distance par rapport au côté dramatique et irréversible de cette histoire, et composé une musique qui ne serait ni contrepied, ni apaisement mais qui aille du côté du détachement, quelque chose d’assez sobre, qui n’alourdisse pas le propos. Techniquement, comme sur un bateau, on « tire des bords » : le vent va dans un sens mais on se penche de l’autre côté. La musique ne prend donc pas en charge la même énergie que l’histoire, elle est plus éparse, complémentaire.
La musique doit aussi faire bien entendre la voix d’Atta, faire ressortir l’arabe, cette langue dont les sonorités sont tellement étonnantes, belles et complexes. Le son même d’un mot apporte une couleur. Le mot « un éclair », par exemple, est un signifiant qui résonne immédiatement en nous. J’ai donc composé avec beaucoup d’aigus et de graves, sans charger les médiums pour laisser la place, centrale, à la langue - ces H, ces aspirations-, et à la voix de l’acteur, qui deviennent l’instrument principal.
En fait, avec cette langue arabe qui échappe à nombre de francophones, on est tout le temps face à l’inconnu, à une énigme, comme Amine est face à ce « pourquoi » insoluble, qui le hante. On a donc demandé à Atta de bien faire sonner sa langue, avec toutes ses belles volutes, ses courbes évanescentes pour que ça vienne caresser l’oreille.
L’autre manière de « travailler juste » a été de chercher à laisser entendre la structure. L’adaptation de Vincent est un condensé pour le plateau, 12 pages contre les 240 du roman, c’est un fil tendu, une narration « gainée », comme un arc prêt à tirer. Il fallait aussi trouver cette tension dans la continuité de la musique. On a beaucoup parlé de cette nécessité avec Vincent, qui, quand je suis passé derrière le piano, était là pour nous dire comment ça sonne, de quoi on avait besoin pour laisser apparaître l’essentiel l’ADN. Pas de fleurissement, donc mais des branches, un squelette.
Quand et comment es-tu entré dans le processus de création –assez collectif-, comment vous êtes-vous accordés avec Vincent, Jean-François, Atta ?
C’est l’appel de Vincent, porteur de ce projet, qui a mis la création en route. Il m’a parlé du sujet et très vite j’ai reçu les images du film tourné par Jean-François en août 2017. C’est en réaction aux images que j’ai composé la toute première version de la musique. L’adaptation précise du texte faite par Vincent n’est arrivée que beaucoup plus tard, début février 2018.
Dans l’ordre, bien avant le voyage et le tournage, il y avait eu des auditions, et le choix, que j’ai soutenu, d’Atta Nasser comme acteur, qui s’est en fait imposé comme une évidence, même s’il ne parlait pas un mot de français! Ensuite, en avril 2018, on a pu faire avec Atta une semaine de laboratoire qui nous a confirmé qu’on allait dans la bonne direction, que ça allait fonctionner. Bien sûr le spectacle aurait été très différent si on avait eu un acteur qui parlait en français, on aurait eu un tout autre rapport à la musique, mais Vincent avait une idée très claire de ce qu’on allait faire.
En octobre, j’avais déjà quelques thèmes pressentis qui ont beaucoup évolué en une multitude de variations. Vincent a interverti certains morceaux, créé des décalages car j’étais peut-être un peu trop en empathie avec les scènes. Les choses ont bougé constamment. Par exemple, au début du processus créatif nous pensions que la femme qui représenterait Sihem serait la chanteuse et donc une chanteuse arabe. Sauf qu’en voyage, ils ont rencontré Bahira, que l’on voit dans le film, qui incarnait beaucoup mieux le personnage de Sihem. On a alors décidé de choisir une chanteuse européenne, d’affirmer que la musique est d’ici, qu’elle exprime un point de vue occidental et qu’elle n’est pas une musique folklorique. Le spectacle est, de ce point de vue, la rencontre entre Atta qui est né à Jérusalem et la musique d’ici, sobre.
Peux-tu nous aider à identifier, dans le spectacle, des «vignettes» musicales, des moments spécifiques, des couleurs repérables?
Une des idées de départ a été d’associer des personnages ou des situations à des thèmes, des leitmotivs qui accompagnent telle ou telle idée du drame, comme je le faisais lorsque je travaillais à accompagner des films muets à la cinémathèque. Par exemple, le « motif du souvenir », pendant l’interrogatoire, quand Amine se souvient de son père, il y a là une petite mélodie disons « du bon souvenir », très calme, trompette et violoncelle (Fabian chantonne). Plus tard quand il se souvient du quartier dans son village, où il grimpait sur la colline, ce qu’on joue alors est lié à cette mélodie mais beaucoup moins explicite, évoquée de loin mais la couleur est la même, les harmonies sont là, l’accompagnement du piano est simplifié. A un autre moment, quand il part de chez lui pour aller à l’hôpital, Julie Calbete interprète un chant hébreu composé par Léonard Bernstein et j’y ai juste ajouté cette « musique du souvenir », simplifiée. Dans une autre scène, Atta parle de la Torah, c’est une confrontation entre deux mondes : il dit « il est affreux ce mur, n’est-ce pas ? », et là Julie reprend une variation sur le chant hébreu, comme une matière très simple qui se mélange avec une autre. Composer c’est pour moi l’idée de « principes et variations » ; comme dans la cuisine, on mélange des ingrédients, on reprend, on superpose deux choses. Les mélodies qui étaient séparées dans la première partie se retrouvent ensemble un peu plus tard.
Quelles sont tes «références» lorsque tu composes?
C’est la musique écrite depuis Purcell, depuis Carlo Gesualdo et jusqu’à Stravinski, et des choses plus modernes …. Et puis le Jazz, dont j’aime la liberté, cette possibilité de bouger les paramètres, dans l’instant. Dans le prologue, les musiciens ont une latitude. On se donne des repères : « De zéro seconde à deux minutes, on ne fait rien, ensuite on fait ce genre de choses ». On maîtrise le cadre, mais la vie, à l’intérieur, doit se dérouler chaque jour. On réinvente la musique à chaque représentation, en accord avec l’acteur. Les musiciens sont des partenaires, parties prenantes de l’histoire qu’ils vivent eux aussi. Ça peut influer sur l’acteur, c’est une sorte d’ «action-réaction». Le temps du théâtre, celui d’un déplacement sur le plateau, par exemple, n’est pas millimétré alors qu’une seconde en musique c’est déjà très très long. Il fallait donc trouver une élasticité, des variations qui existeront de plus en plus grâce à la rencontre du public. Marine Horbaczewski, par exemple, sait dans quelle couleur on joue mais elle a une liberté.
Dans l’inspiration, j’ai pris aussi quelque chose de Bach, dans la façon de construire. D’une part, le côté contrepuntique : des petits motifs qui se déploient comme dans les fugues, se métamorphosent, une mélodie, un petit dessin qu’on retrouve à différents endroits, un intervalle reconnaissable, une couleur qui reste dans l’oreille. D’autre part, on trouve aussi une approche arabisante où certains degrés sont baissés ou haussés, ce qui donne une variation. Ces deux modes s’alternent et se confrontent tout le temps. Cela crée une énergie, une mise en tension, une vibration.
Pour donner un exemple, il y a un morceau, sur une interview faite là-bas, où je place un motif un peu arabe, mais par la suite j’y ajoute une mélodie très belle qui descend (Fabian chante quelques notes un peu « décalées »), cela provoque une sorte de frottement, un contraste. C’est une histoire de la rencontre d’une étrangeté, en définitive. En musique on n’a que 12 notes mais le jeu des résonances et des mises en perspective, avec la dimension temporelle, crée des harmonies et des tensions. On peut donc raconter que cela ne s’apaise pas, ces tensions, ces conflits depuis des générations.
Est-ce évident pour les musiciens d’être sur le plateau, de s’ajuster avec l’acteur, le film?
Oui, ils ont de l’expérience avec le théâtre, ou alors, dans le cas de notre jeune percussionniste, Célestin Massot, il est attentif, il a la bonne attitude. Les signes s’échangent, Vincent a bien codifié ce rôle d’Atta envers nous et nos interactions sont très claires. Il y a des moments où l’on joue pour lui donner du courage, parfois c’est lui qui nous tire, parfois il vaut mieux un silence qui est plus fort que la musique ou simplement faire place à un son du film. Au mixage, on a établi des priorités dans les sons : la mer, la musique, … Le personnage vit des hauts et des bas, de « roi du monde » il va jusqu’à l’effondrement… Vincent voulait travailler sur les allers-retours, cette idée de la vague qui nous prend, nous rejette.
On gardera toujours une souplesse pour qu’Atta soit au centre. C’est vivant, il y a cette légèreté, on joue avec l’instant comme ça il n’y aura pas d’usure.
Propos recueillis par Cécile Michaux
Le 27 juin 2018